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10- Les deux courbes

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Les astrophysiciens expliquent que la matière, au temps zéro — c’est-à-dire au tout début de l’espace et du temps —, était toute concentrée en un point infinitésimal. Cet « atome primitif »[1] n’était pas à proprement fait de matière (puisqu’elle n’existait pas encore) mais subsistait sous la forme d’une énergie singulière, une “super-force” homogène d’une densité et d’une chaleur incal­culables. Selon la théorie mise de l’avant, un déséquilibre fortuit de la par­faite symétrie de cette énergie originelle aurait provoqué la réaction en chaîne d’une “dilatation” gigantesque. Dans la foulée de la chute entropique qui a suivi cette expansion, quatre grandes forces universelles – la gravita­tion, les interactions forte, faible et électromagnétique – sont entrées en jeu.

En se dilatant de plus en plus sous l’impulsion initiale, la matière a subi un refroidissement constant, conséquence de la redistribution de sa chaleur dans un espace en expansion. C’est l’abaissement graduel de la tempéra­ture qui a permis aux quatre forces (ou interactions), jusque-là prisonnières de l’extrême chaleur, de se manifester tour à tour. Elles ont entraîné l’émergence d’une succession de particules élémentaires qui ont abouti à la formation des atomes.

Ces forces font partie des constantes universelles, dont la vitesse de la lu­mière. Dans les conditions constamment changeantes d’un monde en ex­pansion, elles sont immuablement stables et agissent partout uniformé­ment. Elles traversent de part en part le cosmos et rien de ce qui existe dans le monde matériel ne peut échapper à leurs déterminismes. Les scientifi­ques ont rendu compte de l’activité de ces forces par des formules mathé­matiques d’une très haute précision.

Dans le graphique ci-dessus, l’axe vertical des ordonnées exprime la chute calorifique et l’axe horizontal des abscisses, l’écoulement du temps. La naissance de la matière apparaît alors sous la forme d’une courbe, iden­tifiée par la lettre M (pour matière). Cette courbe illustre le fait que les forces ont mis un intervalle de temps de plus en plus long pour se mani­fester les unes à la suite des autres relativement au temps zéro.

Remarquez que je n’ai pas inscrit de valeurs mathématiques sur le graphique, tant pour l’axe vertical de la chaleur que l’axe horizontal spatio­temporel. Je laisse aux spécialistes ces données techniques. Elles ne sont pas utiles à mon propos. D’autre part, je ne me porte pas garant de l’ordre successif d’entrée en jeu des forces. Qu’est-ce qui vient en premier : la gravitation ou l’une ou l’autre des trois interactions ? Je n’ai pas trouvé de réponses satisfaisantes aux questions de ce genre[2].

Je tiens également à souligner que ce graphique ainsi que les autres que nous étudierons éventuellement, n’ont aucune prétention au statut scien­tifique. On peut les considérer comme des illustrations de pensées qui tiennent davantage de l’intuition que de données exactes.

Ce qu’il importe de retenir de l’illustration, c’est le ralentissement du rythme de l’implémentation successive de ces forces. Le temps qui s’inter­cale entre l’entrée en jeu des forces augmente de l’une à l’autre au fur et à mesure de l’abaissement de la température et parallèlement à l’ouverture de l’espace.

La courbe M illustre donc le refroidissement de la température du cos­mos dans le temps et l’espace. Une chute calorifique qui, à l’origine, s’est effectuée en milliardièmes de seconde. Nous pouvons dire que la matière, c’est l’énergie originelle dispersée, dégradée, coagulée, refroidie. Et ce qui caractérise les changements qu’elle subit dans sa trajectoire, c’est la deu­xième loi thermodynamique, l’entropie, c’est-à-dire la tendance de la matière à perdre de plus en plus son intensité calorifique.

Les savants estiment que l’événement de la naissance de la matière remonte à quelque 13,7 milliards d’années. Par la suite, la matière a con­tinué et continue encore actuellement sa trajectoire de descente, c’est-à-dire sa perte de chaleur au prorata de l’expansion cosmique. Mais la courbe alors est située sur un plan quasi horizontal. De sorte que, autant la chute entropique s’est effectuée rapidement au début du cosmos, autant elle se poursuit avec une extrême lenteur après l’entrée en scène des quatre forces.

Le chemin de l’organisation de la matière sera donc très long, depuis les particules élémentaires jusqu’aux grosses molécules en passant par les atomes. D’innombrables galaxies se formeront à partir de nuages de parti­cules, des générations d’étoiles auront le temps de s’allumer et de s’étein­dre en produisant des éléments de plus en plus lourds tandis que des planè­tes, avec ou sans satellites, apparaîtront autour de ces soleils.

Il faudra attendre plusieurs milliards d’années avant qu’un nouveau fait majeur, comparable à la naissance de la matière, se produise. Cet événe­ment est survenu sur notre planète, il y a près de quatre milliards d’années. Dans la foulée de l’organisation de plus en plus complexe de la matière, la force unitive de la vie a commencé à se manifester.

Albert : La force de vie, dites-vous ? Certains savants croient en l’exis­tence d’une cinquième force qui n’aurait pas encore été découverte. Se pourrait-il que cette force inconnue soit tout simplement la vie ?

– C’est une bonne question. Je vous répondrai par un oui et par un non ! Oui, d’un certain point de vue, le fluide vital pourrait être considéré comme une cinquième force lancée sur la voie de l’organisation de la matière. Nous avons déjà observé qu’il existe une solution de continuité entre la matière inanimée et la matière animée. Il est possible de suivre, étape par étape, une complexité croissante qui va des particules élémentaires jusqu’à la cellule vivante et, éventuellement, jusqu’au cerveau humain dont l’ex­trême complexité fournira le support de la conscience rationnelle.

Cette hypothèse de la force vitale se manifestant en continuité avec les quatre forces cosmologiques, appelées aussi interactions, soulève toutefois des questions. D’où viennent-elles ? Si ces interactions se déduisent de la formation de la matière, sont-elles elles-mêmes matérielles ? On peut certes les identifier par les effets qu’elles produisent mais ne seraient-elles pas elles-mêmes immuables, intangibles ? Si bien que l’on peut se demander si de telles forces ne préexisteraient pas nécessairement à la matière, ne fut-ce que sous la forme de potentialités traduisibles en équations mathématiques ! La matière existe parce que les interactions qui la déterminent la rendent possible. Ensemble, ces lois forment une structure sur laquelle la matière se bâtit mais leur caractère immuable dans un monde sujet à des modifications constantes sous leur action pourrait indiquer qu’elles sont d’un autre ordre. Nous pourrions supposer qu’elles ressortent de réalités abstraites, de don­nées rationnelles antérieures à la matière, et même, qu’elles relèvent exclu­sivement du domaine de l’esprit.

Nul n’a jamais vu la force de la gravité à l’état pur mais n’empêche qu’elle est à l’œuvre depuis les tout premiers instants de l’univers. Nul n’a jamais pu cerner tangiblement la force électromagnétique ou la force nuclé­aire. Mais nous savons qu’elles existent par les effets qu’elles produisent. Ces effets ne sont pas à confondre avec les forces elles-mêmes. L’obser­vation d’un flux d’électrons ne résout pas l’énigme du courant électrique.

– Les quatre grandes forces qui président à la manifestation de la matière ainsi que la force vitale seraient donc des réalités au-delà de la matière ?

– L’hypothèse en tout cas déclasse les conceptions purement matéria­listes de l’univers. Les paramètres déterminants de la matière portent la marque d’une dimension de la réalité qui ne se laisse pas réduire aux seules causes matérielles. En fait, ce sont ces forces qui causent la matière.

Voilà pour mon oui en réponse à votre question sur la cinquième force. Ce point de vue est toutefois incomplet et c’est la raison pour laquelle je réponds définitivement non. Car mon oui relève d’une perspective exclusivement extérieure. Il s’appuie sur l’observation objec­tive sous l’angle quantitatif et ne considère pas le côté subjectif de la réa­lité. Soit l’ordre qualitatif.

En tenir compte fait ressortir l’évidence que la substance vivante ne peut être assimilée à une cinquième force. Car loin de prolonger les quatre forces précédentes, elle les confronte toutes. Elle est plutôt une contre-force qui se développe à rebours de la matière et escalade en sens inverse la courbe de l’entropie. En s’accrochant aux quatre forces comme à autant de points d’ancrage, elle escalade la matière pour saisir la source initiale d’énergie qui a donné son acte de naissance à l’univers. Ainsi se construi­sent les quatre paliers de l’évolution, que nous comparerons à autant d’éta­ges d’un édifice, la Maison de la vie.

L’évolution de la substance vivante épouse une courbe semblable à celle de la matière mais vue en miroir. La courbure de son parcours est inversement proportionnelle à la trajectoire de la matière. La vie en ses débuts est lente et, au fur et à mesure qu’elle s’élève sur l’échelle qualita­tive, elle s’accélère.

Devant l’arrière-fond de la matière conditionnée par la chute entropi­que, l’on peut donc saisir le phénomène de la vie comme un mouvement inverse, une tension ascendante qui récupère, qui se réapproprie en quelque sorte l’énergie dispersée par la matière dans sa chute en remontant vers la source originelle. Dès lors, comment éviter de saisir la substance vivante comme un dynamisme en quête de la symétrie initiale et en mouvance vers la singularité originelle ?

J’ai représenté cette trajectoire par le graphique Courbe V (pour vie) ci-dessus qui illustre l’axe directionnel de la substance vivante engagée sur une voie de dépassement graduel. Cette courbe rend compte de l’exploration d’avenues structurales nouvelles de plus en plus performantes, de plus en plus ouvertes à la vie, et donc, de plus en plus aptes à manifester l’être au présent. Elle permet d’expliquer l’axe vertical de la sphère biologique et l’évolution qualitative des structures. Une évolution non pas perçue exclu­sivement sous l’angle de la complexité ni non plus le besoin d’adaptation aux conditions environnementales. Sans négliger l’éclairage fourni par ces perspectives, l’on peut proposer une approche à la fois positive et subjective de l’évolution qui mène au discernement de l’étagement qualitatif des orga­nismes.

L’évolution des organismes résulte du travail de la force vitale. Elle est une œuvre qui porte la marque de la substance vivante en dehors de toute référence aux organismes individuels. On pourrait comparer cette œuvre à une maison dont aucune brique ne révélerait quoi que ce soit de la structure architecturale même si chacune y participe. Ce que l’évolution des vivants révèle de la substance vivante, c’est sa recherche d’un organisme qui pourra exprimer le plus parfaitement possible ce qu’elle est, au-delà de toute con­sidération d’espace et de temps. C’est-à-dire, un dynamisme, une force qui existe en permanence au perpétuel présent.

– Votre vision me remet en mémoire la philosophie de Plotin. La ma­tière correspondrait au concept de « procession » qui fait descendre la réalité de l’Un, tandis que la vie équivaudrait au processus de « con­version », c’est-à-dire au mouvement de retour à l’Un.

– Je préfère comparer les deux trajectoires orientées en sens inverse à l’image déjà utilisée de la vigne qui grimpe sur le mur escarpé du rocher. La pierre abrupte, c’est la matière qui chute de haut en bas, du subtil au tangible, de la luminosité à l’obscurité, à la lourdeur, au froid ; la vigne, c’est la vie qui s’élève du bas vers le haut en s’accrochant aux aspérités de la muraille et se fait aérienne, légère, envahissante des hauteurs pour se laisser pénétrer en profondeur par la lumière et la chaleur du Soleil, soit la source originelle d’énergie.

– Mais comment deux trajectoires orientées dans des sens aussi con­traires ont-elles pu s’unir dans les organismes ?

– Il a bien fallu que les deux chemins se croisent à un point précis de l’espace et du temps pour que le réel existe. La coïncidence a bel et bien eu lieu puisque nous en sommes le résultat. Le reconnaître comme un état de fait ne peut toutefois tenir lieu de réponse à votre question.

L’événement de la naissance de la vie sur notre planète, qui remonte à près de quatre milliards d’années selon l’évaluation des scientifiques, est d’une ampleur comparable au “big bang”, comme nous l’avons déjà sou­ligné. Certes, ses débuts ont été bien humbles et peu spectaculaires. Il fau­drait parler d’une éclosion plutôt que d’une explosion. Mais si nous pou­vons en juger par son effet à long terme, ce phénomène est tout aussi prodigieux que celui qui a présidé à l’apparition de la matière. Car de cet événement initial, unique et sans précédent, procède le phénomène de la vie depuis les ébauches des débuts jusqu’à l’éventuel accomplissement.

– Vous parlez d’un événement « unique et sans précédent ». Serait-ce à dire que vous refusez la possibilité de la vie extraterrestre ?

– Je ne soutiens rien de tel. L’éclosion de la vie a été un événement unique et sans précédent pour nous, Terriens, qui cherchons à cerner le réel. Il serait aussi un événement unique et sans précédent pour d’autres êtres rationnels qui chercheraient à définir le réel à partir de leur lointaine planète d’un autre système solaire. Je dis qu’il est unique et sans précédent parce que l’observation nous contraint à postuler un point de départ absolu au phénomène de la vie en quelque lieu ou planète qu’il se manifeste. De la même manière que les savants ont été obligés d’induire de l’observation de l’expansion des galaxies une poussée initiale gigantesque à leur origine, de même nous devons postuler un commencement, un événement initia­teur dont découle le pullulement et la montée des organismes sur la Terre.

Cet événement s’est produit au croisement transversal des deux sub­stances. C’est-à-dire à une rencontre fortuite de la trajectoire de la matière qui suscite l’espace-temps sur le plan horizontal de la réalité et du dyna­misme vital qui tend à s’élever de plus en plus dans l’axe vertical du pré­sent. La jonction a pu s’accomplir à un instant crtique du parcours de la chute entropique.

Le laps de temps qui a permis l’investissement de la matière par la sub­stance vivante a pu être très court. Le temps d’un éclair a pu suffire pour permettre à la vie de s’embarquer sur le train d’une matière qui passe et ne reviendra plus jamais au même passage à niveau. De sorte que la transition entre la matière inanimée et la matière animée a pu s’effectuer une fois pour toutes. L’événement ne se répétera pas sur notre planète.

C’est pourquoi il n’est pas possible aujourd’hui d’observer de la matière inanimée se muer en un organisme vivant. Si la vie pouvait être produite par les seules conditions de la matière, ne devrait-on pas s’attendre à voir des éléments primitifs de matière s’animer spontanément ? En réalité, tous les êtres vivants proviennent sans exception et infailliblement d’un organisme vivant antérieur. Ce fait pointe en direction d’une genèse commune. Tous les tissus vivants sont apparentés et proviennent d’une même et unique origine.

L’un des grands paradoxes qui oblige à tracer une nette ligne de démar­cation entre le vivant et l’inanimé, c’est la croissance. L’aventure de la vie, commencée dans le microcosme, va finir par tout envahir. Cette proliféra­tion du tissu vivant dépasse l’imagination. La croissance est un mot-clef du phénomène de la vie. Elle est un incontournable déterminisme de la substance vivante dans sa modalité terrestre.

Tandis que la masse de la matière est déjà toute donnée et que la masse de l’infime point énergétique qui précède la déflagration initiale est iden­tique à la masse actuelle du cosmos (en d’autres mots, toute la matière a été créée au départ), la vie est infime en son commencement et gigantesque en ses conséquences. De sorte que pour estimer la “masse” de la substance vivante, il faut la considérer dans sa manifestation finale et non dans ses débuts.

Le phénomène de la vie n’ajoute aucun élément matériel, ne crée aucun atome de plus dans l’univers. Et pourtant, il est en croissance perpétuelle. Il faut s’en étonner ! Toute la question est de savoir d’où vient et où va cette croissance dans un monde de quantité stable ! Puisque les éléments de la matière n’augmentent pas, comment expliquer cette formidable crois­sance ? Si nous en doutons encore, il faut bien admettre ici que la vie manifeste un ordre distinct capable de produire un accroissement aussi spectaculaire.

– Puisqu’il n’y a pas de prolifération des particules élémentaires, qu’est-ce donc qui augmente par cette croissance ?

– La substance vivante n’augmente pas en elle-même puisqu’elle est atemporelle et non spatiale. Elle n’augmente que dans sa capacité de s’assi­miler la matière terrestre. La vie mange littéralement la matière pour se l’approprier. Elle la gruge, elle la parasite en quelque sorte pour en tirer l’énergie nécessaire à sa croissance. C’est ainsi qu’elle peut se multiplier et s’accroître. Et ce faisant, elle s’affirme comme une réalité absolument distincte, étrangère, en compétition même avec la matière. À partir de l’infime cellule mère, la substance vivante a proliféré avec le temps dans toutes les directions et s’est adaptée à toutes les conditions, de l’est à l’ouest, du sud au nord, depuis le fonds des mers jusqu’au sommet des montagnes. En bref, la croissance de la substance vivante n’a pas connu d’autres fron­tières que les limites de notre planète.

Notons encore une fois que cette croissance ne s’est pas effectuée uni­quement dans l’ordre quantitatif horizontal. Elle s’est aussi imposée dans l’axe qualitatif vertical. Car si l’on considère le phénomène de la vie dans son ensemble, il saute aux yeux que son développement traduit la recher­che — comme à tâtons, peut-être ? — d’une intensité croissante du dyna­misme vital en parallèle au développement de la complexité.

– Croyez-vous qu’il y aura une limite à la croissance qualitative ?

– La question est pertinente. Qu’est-ce qui pourrait amener la crois­sance de l’axe qualitatif à un arrêt, à une frontière d’où elle ne pourrait plus poursuivre de route, demandez-vous ?

Le besoin d’augmentation de la qualité de vie des organismes ressort de leur imperfection en rapport au projet ultime de la substance vivante. Ce qui est recherché par l’exigence de croître qualitativement, c’est le dé­passement de réalités transitoires insuffisantes, encore inachevées. La crois­sance verticale s’inscrit sur un axe de tension vers un projet non encore réalisé pleinement. Elle ne pourrait se poursuivre à l’infini. Car lorsque le projet visé sera parfaitement obtenu, toute croissance ultérieure sera non seulement inutile mais impossible. Rien ne peut être plus parfait que la perfection, n’est-ce pas ? La limite de l’axe qualitatif de croissance, c’est donc la per­fection.

Ce constat permet de comprendre que si la substance vivante est lancée sur une voie de croissance qualitative, ce ne peut être que pour un para­chèvement, un accomplissement dont il nous reste encore, cependant, à identifier les contours. La croissance qualitative implique l’exploration, au travers des organismes, de voies de plus en plus performantes en vue de la saisie d’une structure parfaite. Dans son union à la matière, la substance vivante est amenée à explorer de nouvelles possibilités de plus en plus aptes à porter toujours plus de vie, c’est-à-dire toujours plus d’elle-même. Ainsi se dessine la courbe ascendante des vivants et se déploie le spectacle grandiose de leur montée dans l’espace-temps. Au-delà de leurs formes accidentelles, ils participent à une quête dont on n’aperçoit certes pas encore l’aboutissement mais qui les propulse en direction d’une structure biolo­gique parfaite, donc permanente, apte à saisir le perpétuel présent de l’être.

– Mais vous personnalisez la substance vivante, vous lui attribuez une sorte de super-conscience et des intentions. La substance vivante serait-elle divine ?

– Il me semble que l’on peut légitimement reconnaître une forme supé­rieure d’intelligence à la substance vivante. La plupart des chercheurs en attribuent déjà à “Mère-nature”. Ce terme réfère précisément au contexte planétaire créé par l’ensemble des organismes vivants, ceux d’hier et d’au­jourd’hui. Il n’existe pas à proprement parler de nature sur la Lune car il n’y existe pas de formes vivantes qui auraient pu transformer le paysage désertique de notre satellite exclusivement fait de matière.

D’autre part, si nous avons déjà pu déduire de l’observation de la ma­tière une intelligibilité telle qu’il faille postuler — à la suite entre autres de votre savant homonyme, Albert Einstein — une toute-puissante intelligence pour rendre compte de sa formation, combien plus devrions-nous constater une intelligence suprêmement active dans l’élaboration des organismes et l’évolution de l’ensemble du phénomène des vivants ! Faut-il s’en éton­ner ? La substance qui a inventé l’organe de l’œil agirait-elle aveuglément ? La force vitale qui a élaboré l’intelligence humaine serait-elle rationnelle­ment bornée ? La “Grande Vie” qui a suscité la conscience humaine en conclusion d’un laborieux processus serait-elle elle-même inconsciente ?

S’il existe de l’intelligence et de la cohérence dans la réalité, il faut bien admettre qu’elles existent avant l’homme. L’homme ne s’est pas don­né à lui-même l’intelligence. Il n’a pas inventé ce qui est intelligible. Il n’est pas l’auteur de la cohérence universelle mais, par sa conscience ra­tionnelle, il en est un simple témoin. D’où vient cette intelligence ? Serait-elle une prérogative de la matière ou un attribut inhérent au phénomène de la vie ? L’on pourra éviter de pousser plus loin le questionnement en soute­nant que l’intelligence perçue est immanente à l’univers. Ce qui reviendrait à dire que la réalité universelle serait suprêmement intelligente.

Cette réponse est un peu courte ! En définitive, elle ne résout pas la question de savoir si c’est la vigne qui cherche le Soleil ou le Soleil qui aspire la vigne. La croissance de la substance vivante dans l’axe vertical serait-elle causée par l’aspiration de la source première d’énergie ou si c’est plutôt la substance vivante qui, par sa propre énergie, s’élève vers la symétrie originelle ? Rien ne permettra d’échapper au cercle vicieux car le questionnement est insoluble. À moins de postuler que c’est la combinai­son des deux qui fait l’unique réalité. Il n’y aurait pas alors à choisir entre les deux options si l’aspiration de la source originelle et la poussée de la substance vivante étaient l’expression duale d’une seule et même chose. Mais le problème demeurerait de savoir comment aborder cette unique et même chose.

De sorte que l’interrogation que suscite la perception de l’intelligence dans la réalité restera entière. En poussant davantage la question, on sera amené en dernière analyse à remonter à une Cause transcendante qui sub­siste, sans dépendre elle-même d’une cause antérieure. Derrière le jeu anti­nomique des deux substances et derrière la source primordiale d’énergie, on verra alors se profiler le Créateur auquel les croyants rendent un culte.

Je ne vous cache pas mon option pour ce dernier point de vue. Mais par respect pour votre agnosticisme, je continuerai à éviter de rendre compte de la réalité par l’activité de Dieu. Ce n’est d’ailleurs nullement mon but de vous persuader d’y croire. Je ne vise qu’à découvrir avec vous le réel pour lui laisser dire ce qu’il est en lui-même et pourra devenir pour nous par l’exercice de notre liberté.

– Je vous suis reconnaissant pour cette délicatesse… même si elle me désarme quelque peu des arguments que je pourrais opposer à vos conceptions.

– Peu importe la réponse qu’on voudra donner à cette grande question de l’intelligibilité du réel, il demeure qu’on devra prendre note du fait de la remontée de la substance vivante vers la symétrie originelle par le biais d’une évolution qualitative des organismes vivants. Un constat qui n’a pas encore fini d’énoncer son étonnant discours.


[1].Le chanoine Georges Lemaître est à l’origine de la théorie de l’atome primitif. En 1927, l’ecclésiastique publiait un article dans lequel il présentait le concept cosmologique de l’expansion de l’univers depuis l’éclatement d’un « atome primitif » au début de l’espace et du temps. Les astrophysiciens de son temps, incluant Einstein, se représentaient plutôt un univers sans commencement ni fin. Deux ans plus tard (1929), la théorie du prêtre belge était confirmée par les travaux de l’astronome britannique Edwin Hubble. Dans certains milieux scientifiques, toutefois, la thèse de Lemaître ne passe pas la rampe. On l’accuse de prétendre donner un fondement scientifique au récit de la création de la Bible. C’est dans ce contexte que l’astronome britannique Fred Hoyle, au cours d’une émission radiophonique à la BBC (28 mars 1949), ridiculisait la théorie de l’expansion de l’univers en la qualifiant de « Big Bang theory ». Paradoxalement, c’est ce sobriquet qui était par la suite retenu pour désigner la théorie, dont la justesse était confirmée expérimentalement par l’observation de la fuite des galaxies les unes des autres. En 2018, l’Union astrono­mique internationale a reconnu le rôle joué par Lemaître dans cette découverte capitale, autrefois attribuée exclusivement à Hubble, en la renommant désormais : loi de Hubble-Lemaître.

[2] Un petit fait anecdotique permet d’excuser cette ignorance. J’ai eu l’inspiration d’inté­grer ce graphisme à l’exposition de ma pensée à l’occasion d’une émission de télévision syntonisée par hasard. Je n’ai visionné que les dernières secondes de l’émission. Hubert Reeves y terminait son exposé sur les quatre forces cosmologiques, dont il avait illustré au tableau l’entrée en scène progressive par une courbe. J’aurais voulu en savoir davan­tage mais, en dépit de mes recherches sur la seule plateforme de l’Internet à laquelle j’ai accès, je n’ai trouvé aucune réponse probante aux interrogations que cette fugitive sé­quence audio-visuelle a suscitées en moi. J’ai donc dû remplir le vide de mon ignorance par un abordage intuitif de la question.

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La Courbe M (pour matière) illustre l’entrée en scène graduelle des quatre interactions qui conditionnent la formation de la matière et amorce l’entropie, cette incoercible tendan­ce de la matière à la dégradation calorifique.
Au début de sa carrière, Einstein, comme la plupart des scientifiques de son époque, croyait que la matière était éternelle. Le chanoine belge, Georges Lemaître jetait un pavé dans la marre de cette conception avec sa théorie de l’“atome primitif” impliquant un début de l’univers. Deux ans après la publication de l’article du prêtre, son hypothèse était expérimentalement démontrée par l’astronome Edwin Hubble.
Pie XII, qui était féru de sciences et particulièrement d’astronomie, a d’abord associé la théorie de Lemaître au récit de la création de la Genèse avant d’être “corrigé” par ce dernier arguant que l’astrophysique et la théologie étaient des sciences parallèles qui ne se recoupaient pas.
L’existence de la gravité a été connue et étudiée par Aristote et d’autres philosophes de l’Antiquité greco-romaine. Dans la foulée des travaux de Galilée, Isaac Newton (1642–1727) a été le premier à définir, par une formulation mathématique, la force de gravitation, la première des quatre forces fondamentales ou interactions cosmologiques.
La Courbe V (pour vie) illustre la remontée de la substance vivante vers la source originelle énergétique en quatre paliers successifs reflétant en miroir les quatre interactions de la matière.

2 réponses à “10- Les deux courbes”

  1. Voici déjà un premier COMMENTAIRE. D’autres suivront plus tard.

    J’aime beaucoup le fait de nommer « interaction » les 4 forces à l’œuvre dans l’univers. Cela me rappelle un élément central de ma propre thèse cosmologique à savoir que tout est en relation, ce que j’appelle la « relationnalité générale ». J’ai développé brièvement ce concept dans mon petit texte « Révolutionner Einstein et Lemaître ».
    J’aime beaucoup aussi l’idée de « l’émergence » de chacune des forces. Elles « apparaissent » à un moment donné de l’histoire cosmologique de l’univers. Mais c’est comme si, d’une certaine manière, elle « pré-existaient » à leur manifestation. Au fond, il en sera de même de la « force vitale ». Et la proposition d’Albert de faire de la vie une 5e force n’est pas complètement bête. Notre auteur tient à éviter cette appellation pour sauvegarder le fait que, selon lui, la force vitale agit dans un tout autre registre que les 4 autres forces. Peut-être. Mais cela ne doit pas masquer les ressemblances, au moins au niveau analogique. Personnellement, nous y viendrons plus tard, je crois que « les lois de vie » tout comme « les lois de l’amour » sont aussi « objectives », naturelles et universelles que les lois qui expliquent les 4 forces de l’univers. D’ailleurs, je me réjouis que notre auteur rappelle que les forces à l’œuvre dans l’univers sont des « constantes universelles […] immuablement stables et agissent partout uniformément. »
    Tout cela n’est pas sans lien avec ce que Blandine Pluchet (« Le Big Bang pour les nuls », p. 49) appelle les « propriétés émergentes ». Cette auteure en parle au moment de l’apparition des molécules. Elle en fait une application principalement au fait que chaque molécule peut « choisir » les atomes qu’elle intègre dans sa structure. Mais, en fait, cette idée géniale de « propriétés émergentes » peut être appliquée à tous les niveaux de l’évolution. Il est fascinant de voir comment, à partir des mêmes particules élémentaires, la matière développe des propriétés constamment nouvelles et originales. Chaque atome a ses propriétés. Chaque molécule a ses propriété. Et, pour en venir à notre thème, « la substance vivante » a ses propriétés. Et tout au long de son développement et de son « évolution » (si on peut utiliser ce mot ici), de nouvelles propriétés vont apparaître dont la conscience, la raison et la capacité d’aimer ne seront pas les moindres.

  2. J’estime remarquable et bouleversant le parallèléisme inversé des graphiques M (pour matière) et V (pour vie). Ces deux illustrations vues en miroir révèlent l’“intention” de la substance vivante. Elles permettent d’anticiper sur la destination finale du “projet” univerrsel. C’est ici que la recherche entreprise avec le personnage fictif Albert lève le voile sur la pleine réalité et ouvre le chemin de l’esprit vers « la vérité tout entière » qui n’est pas exclusivement objective. Incommensurablement, elle se vit.