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Ève : En créant l’homme, Dieu ne l’a-t-il pas appelé à participer, par son travail, à l’Acte créateur ? Il me semble bien difficile de concilier le péché originel et le chemin déjà parcouru depuis les lointains ancêtres préhistoriques jusqu’à notre époque, particulièrement les progrès accomplis par l’approche scientifique moderne, qui a considérablement modifié le paysage des réalités terrestres.
— Je comprends votre hésitation à accueillir sans discussion l’interprétation traditionnelle de la chute originelle. Le concept théologique d’une dégradation amorcée à l’origine vous semble incompatible avec les progrès accomplis durant le parcours historique de l’humanité.
Mais s’il n’y avait pas eu la faute, la croissance vitale de l’humanité aurait pu se réaliser tout autant, sinon même plus et mieux mais en explorant des voies différentes de développement. L’humanité aurait pu assumer sa vocation sans nécessairement emprunter tous les chemins parcourus dans le contexte post-adamique, particulièrement ceux associés aux conflits violents. Plutôt que de prendre une tangente tout extérieure, l’évolution de l’humanité aurait pu s’enclencher prioritairement dans l’intériorité.
Ainsi, le pouvoir de modifier la réalité se serait manifesté par le développement des qualités spirituelles, l’acquisition intuitive de connaissances, l’exercice des pouvoirs psychiques plus que par l’exploitation unilatérale de la matière terrestre. Il n’aurait pas été nécessaire de fabriquer autant d’outils pour réaliser ce que l’humanité aurait pu accomplir par la seule force de l’esprit.
Une humanité richement dotée de pouvoirs dits extrasensoriels, en effet, aurait pu faire l’économie d’une certaine quantité de développements technologiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en aurait eu aucun. Les dons d’agilité et d’ubiquité, par exemple, n’auraient pas rendu inutile le développement de moyens de transport. Le don d’innocence n’aurait probablement pas exclu la fabrication de vêtements pour la protection du corps. La communion intérieure à toute la création n’aurait sans doute pas pourvu complètement au besoin de construire un habitat terrestre pour l’humanité. Dans le premier récit de la création, Dieu attribue une mission à l’humanité :
Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui rampent sur la terre (2, 28).
Avant ou après la faute, cette vocation demeure la même. Ce qui change, c’est la condition subjective de sa réalisation. À la suite de la chute, elle s’accomplit « à force de peines… tous les jours de ta vie ». Le sol « produira pour toi épines et chardons… à la sueur de ton visage tu mangeras ton pain » (3, 17-19). Ce qui aurait pu se faire sans souffrance, s’accomplira désormais dans l’adversité. « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils » (3, 16).
Remarquons que l’auteur ne dit pas que Yahvé crée les douleurs de l’enfantement mais qu’il les multiplie. Elles sont décuplées en conséquence de la faute. Elles auraient pu exister objectivement puisque le monde animal antérieur à la chute de l’humanité en est affecté, particulièrement depuis l’émergence des mammifères. Mais la femme dont la conscience aurait été ancrée solidement dans la Source vitale n’en aurait pas souffert autant.
On peut conclure à ce chapitre que le dogme du péché originel peut très bien s’articuler avec un point de vue objectif sur les origines de l’homme. Ce que la Genèse elle-même démontre en juxtaposant un premier récit de la création à partir d’un point de vue objectif qui ne fait nulle allusion à quelque péché que ce soit, et un deuxième récit qui met le phare sur les conditions subjectives de l’émergence de l’humanité sur la Terre.
— Ce serait donc dans le champ de l’expérience subjective de la conscience que la chute originelle se serait produite ? Ce point de vue me semble nouveau.
— J’estime qu’il ne peut guère y avoir d’autres voies de conciliation entre la doctrine du péché originel et les données de la paléoanthropologie. Car le dogme chrétien explique l’origine de l’humanité sous l’angle d’une rupture par rapport à l’ordre créé initialement par Dieu, tandis que les sciences démontrent que l’émergence de notre espèce est survenue en continuité avec les antécédents biologiques. Notre interprétation philosophique du récit de la Bible résout ces points de vue en conflit apparent en ramenant chaque discipline à son domaine propre de compétence, soit, la subjectivité humaine pour la religion et le monde objectif pour les sciences.
Le recours à la subjectivité pour expliquer la chute peut même s’harmoniser — mais non sans quelques difficultés — avec l’hypothèse d’une origine polygénique de l’humanité. Selon cette théorie avancée par des scientifiques, l’humanité aurait émergé graduellement d’une population et non d’un premier couple. Bien que Pie XII, dans son encyclique Humani generis (1950), ait reconnu la légitimité de l’hypothèse de l’évolution et laissé aux catholiques la liberté d’y adhérer ou non, il a toutefois censuré celle du polygénisme.
Mais quand il s’agit d’une autre vue conjecturale qu’on appelle le polygénisme, les fils de l’Église ne jouissent plus du tout de la même liberté. Les fidèles en effet ne peuvent pas adopter une théorie dont les tenants affirment ou bien qu’après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, ou bien qu’Adam désigne tout l’ensemble des innombrables premiers pères. En effet on ne voit absolument pas comment pareille affirmation peut s’accorder avec ce que les sources de la vérité révélée et les Actes du magistère de l’Église enseignent sur le péché originel, lequel procède d’un péché réellement commis par une seule personne Adam et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien.
À première vue, le sort de l’hypothèse du polygénisme semble réglé pour le croyant parce que rejetée péremptoirement d’autorité. Pourtant, Pie XII laisse une certaine ouverture en vue d’un approfondissement de la question lorsqu’il dit : « on ne voit pas comment » accorder ce concept avec la révélation. Le fait de ne pas “voir” sur le coup ne laisse-t-il pas ouverte la possibilité qu’on puisse “voir” un jour ?
Je pense que les derniers papes, particulièrement Jean-Paul II et Benoît XVI, aborderaient cette question autrement parce qu’ils sont informés de données plus récentes auxquelles Pie XII n’a pas eu accès. Quoi qu’il en soit, je fais provisoirement mienne la réserve de ce dernier tout en cherchant une voie de conciliation qui puisse servir d’amorce à un approfondissement de l’enseignement magistériel. Car derrière cette question se profile un problème de taille qu’on se doit d’élucider d’abord pour y voir plus clair. Celui de l’identification de l’humanité à partir des évidences objectives.
— Peut-on dater précisément l’émergence de l’espèce humaine ? Quels critères permettraient de distinguer l’être humain et l’humanoïde dont il est issu ? Dans la longue lignée de plusieurs millions d’années d’hominidés, quand l’homme a-t-il commencé à être une espèce distincte des autres ? En d’autres mots, Australopithèque, Homo habilis, Homo erectus, Homo neanderthalensis et leurs dérivés étaient-ils humains ?
— Posée de cette manière, la question n’inquiète pas tant les sciences que la foi. Elle s’adresse particulièrement à la théologie classique voulant que chaque personne humaine soit dotée d’une âme immortelle créée directement par Dieu. Pie XII, dans la même encyclique citée ci-haut, ne rejette pas l’hypothèse de l’évolution à la condition qu’elle recherche « l’origine du corps humain à partir d’une matière déjà existante et vivante ». Et il précise la raison de cette réserve : « car la foi catholique nous ordonne de maintenir la création immédiate des âmes par Dieu ».
Ce qui soulève la question de savoir si les formes antérieures à Homo sapiens ont été dotées d’une âme immortelle. Une âme qui, dans l’optique de la théologie, aurait pu être marquée par le péché originel et, éventuellement, aurait été candidate au salut.
Dans un texte intitulé Communion et service : L’homme créé à l’image de Dieu, la Commission théologique internationale du Vatican a avancé un chiffre. Le problème a donc déjà été discuté dans les hauts lieux théologiques. Bien qu’elle estime la question complexe et sujette constamment à révision à partir des avancées de la recherche scientifique, la Commission a évalué que les découvertes combinées de l’anthropologie et de la biologie moléculaire inclinent fortement pour une « origine de l’espèce humaine en Afrique, il y a environ 150 000 ans, d’une population humanoïde de lignage génétique commun ».
Ce chiffre est très significatif. Il indique que la Commission a défini l’humanité par la seule espèce Homo sapiens dont les débuts remontent approximativement à cette date. Un choix qui fait gravement problème. Car il exclut Homo neanderthalencis de l’humanité. Pourtant, aucun doute possible selon moi, cette espèce était bien dotée d’une âme immortelle. On peut le déduire du fait que les Néandertaliens ensevelissaient leurs morts. Dans une sépulture néandertalienne, on a trouvé des pollens de fleurs, vestiges de rites funéraires. La position des restes indique que le corps a été enseveli dans une position fœtale : un signe que la mort était perçue comme un passage vers une autre vie, comme une nouvelle naissance. De plus, on a trouvé sur un site occupé par les Néandertaliens une flûte fabriquée dans un fragment de fémur pouvant jouer quatre notes de la gamme diatonique, preuve que cette espèce pratiquait la gratuité de l’art.
Or, la croyance en l’au-delà et l’expression artistique sont très certainement les plus grandes marques qui caractérisent l’humanité et la situent d’emblée au troisième niveau de la Maison de la vie, au-dessus de la condition animale du deuxième niveau.
— Qu’est-ce qui vous fait dire que la date de 150 000 ans exclut Neandertal ?
— Des paléontologues repoussent son origine jusqu’à plus de 400 000 ans. À Atapuerca en Espagne, plusieurs squelettes de cette espèce ont été retrouvés dans un puits, ce qui indiquerait là encore une forme ou l’autre d’inhumation rituelle. L’on sait que cette espèce s’est éteinte il y a environ 30 000 ans. Le mystère plane encore sur les causes de cette disparition.
Contrairement à l’impression généralement répandue, Homo sapiens ne descend pas de Homo neanderthalencis. Il s’agit de deux espèces qui se sont développées parallèlement. Un fait qui porte de spectaculaires conséquences pour notre recherche. L’analyse de l’ADN mitochondrial démontre que les deux espèces étaient génétiquement distinctes et indique qu’il n’y a pas eu de croisement entre une Néandertalienne et un homme Cro-Magnon (Homo sapiens archaïque). Cette technique ne permet pas toutefois d’établir s’il a pu y avoir un croisement qui aurait pu engendrer une progéniture féconde entre une Cro-Magnon et un Néandertalien. Mais à ce jour, on n’a trouvé aucune évidence permettant de conclure à l’existence d’une population hybride des deux espèces. (Des recherches récentes en génétique ont identifié dans le génome de populations actuelles non africaines, un pourcentage de gènes de 2 à 4 % provenant de Néandertaliens.)
Le Néandertalien était plus petit de taille, plus robuste, plus trapu qu’Homo sapiens archaïque et particulièrement bien adapté à l’époque glaciaire. Bien que son front ait été fuyant et ses arcades sourcilières proéminentes, son crâne pouvait contenir un cerveau plus gros (1500 à 1600 cm3) que son vis-à-vis et celui de l’homme moderne (1400 cm3).
— Devrait-on alors parler de deux genres humains ? Est-il pensable que Dieu ait créé deux humanités ?
— Si l’on considère la question d’un point de vue scientifique, il semble clair qu’il s’agit toujours d’une même humanité. Simplement, dans son parcours préhistorique, l’une des branches de l’évolution humaine s’est éteinte, il y a 30 000 ans environ, pour des raisons conjecturales que l’on soupçonne être liées à l’organisation sociale. Les Néandertaliens vivaient en petits clans isolés et donc vulnérables face aux adversités. Tandis que l’autre espèce, la nôtre, aurait survécu jusqu’à aujourd’hui en s’organisant mieux socialement pour surmonter les obstacles rencontrés sur son parcours évolutif.
Évaluée sous l’angle de la foi, l’hypothèse de deux humanités parallèles ne tient pas la route non plus. Car elle impliquerait la création de deux “premiers” hommes, deux Adam confrontés à l’épreuve d’Éden et chutant de la même manière. Il n’y a pas de doute que l’homme de Néandertal et l’homme de Cro-Magnon étaient apparentés. Il s’agit de deux embranchements du genre homme reliés au même tronc de l’arbre de l’humanité, dont les racines plongent sans rupture jusqu’à l’origine de la vie sur notre planète. Ce sont deux lointains cousins qui ont perdu la trace l’un de l’autre en parcourant des chemins divergents sur plus d’une centaine de milliers d’années. De sorte que chacun a pu être marqué par des contextes différents qui auraient modifié leur morphologie. Aussi divergentes qu’elles soient devenues, ces deux espèces partageaient forcément une même souche ancestrale. De sorte que s’il faut déterminer une date de l’émergence de l’humanité, c’est nécessairement en passant par l’ancêtre à partir duquel les deux espèces ont commencé à diverger.
— Ce serait donc lors de la divergence des deux groupes que l’on pourrait situer la naissance de l’humanité ? Adam aurait eu deux fils dont l’un aurait évolué en Néandertalien et l’autre en Cro-Magnon ? S’il en était ainsi, la Genèse aurait d’avance donné une réponse au questionnement d’aujourd’hui.
— Pas si vite, très chère Ève ! Il serait dangereux d’accommoder les faits scientifiques et le récit visant à illustrer les conséquences meurtrières de la chute originelle sur toute l’humanité en associant Caïn à Neandertal.
— Veuillez m’excuser. À quoi ai-je pensé ? Je n’ai pas réalisé que l’analogie pouvait constituer un jugement négatif pour l’une des deux branches.
— Ma mise en garde ne s’adresse pas uniquement à la dimension morale. C’est que nous ne sommes pas encore arrivés à l’origine de l’humanité. En termes de durée, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir. L’ADN mitochondrial qu’on est parvenu à extraire d’ossements de Néandertaliens, comparé à celui d’Homo sapiens archaïque et celui d’hommes modernes, permet d’estimer que l’ancêtre commun aux deux espèces remonte à environ 400 000 ans. Nous sommes donc loin de l’évaluation de la Commission théologique internationale à 150 000 ans. Et comme nous avons rejeté l’idée d’une double humanité, tant pour des raisons scientifiques que théologiques, nous devons conclure logiquement que Néandertal et Cro-Magnon étaient humains dès le début de leur lignée respective.
Or, il y a 400 000 ans, il n’est plus question de deux espèces mais d’une seule : Homo erectus. Cette espèce, qui a évolué entre 1,5 million et 100 000 années AP (avant le temps présent), était-elle humaine ? Homo erectus avait une capacité crânienne inférieure à sa double descendance (900 à 1200 cm3). Toutefois, il fabriquait des outils, utilisait des colorants, aménageait des cabanes comme habitation, enterrait les morts et domestiquait le feu. Des habilités qui peuvent indéniablement le qualifier d’humain car elles n’existent pas dans le règne animal.
Certes, les singes peuvent parfois utiliser des objets, des bâtons ou des pierres, pour accéder à de la nourriture. Mais ils ne fabriquent pas d’outils. Ils ne transforment pas une matière existante pour en faire un instrument destiné à un usage qu’il n’avait pas au départ. De plus, tous les animaux ont la plus grande crainte du feu. L’apprivoisement du feu par Homo erectus, les sépultures, la fabrication d’outils avec des pierres éclatées, la construction d’habitations témoignent clairement d’une pensée rationnelle.
Nous avons dit que les raisonnements ressortent d’une faculté d’abstraction fondée sur la conscience d’être. Je peux construire un raisonnement parce que je puis m’abstraire de moi-même… et je puis m’abstraire de moi-même parce que JE SUIS, je sais que j’existe. Considérée d’une perspective philosophique, la CONSCIENCE D’ÊTRE constitue une expérience subjective qui relève de l’esprit. Tout raisonnement tire sa source de ce substrat immatériel distinct de la matière et des sens. Il ne peut y avoir de rationnel en l’absence de cet attribut sous-jacent que la connaissance religieuse identifie à l’âme. C’est pourquoi je ne mettrais pas en doute l’humanité d’Homo erectus. Son accession à la rationalité prouve qu’il a été doté comme nous d’un esprit immortel.
— Homo erectus serait donc le père de l’humanité ?
— Si la fabrication d’outils peut servir de critère pour identifier la présence d’une pensée réfléchie, il nous faut repousser encore plus loin la naissance de l’humanité. Homo habilis, qui a évolué entre 2,5 et 1,5 millions d’années (AP), fabriquait aussi des outils, certes grossiers, en martelant des pierres pour leur donner un côté tranchant. Le seul fait de la transformation d’une pierre en un couteau ou une pointe acérée démontre un acte de pensée abstraite. La réflexion rationnelle implique que le troisième palier de la Maison de la vie a été atteint.
Devons-nous nous arrêter à cet Homo habilis dans notre quête des origines de l’humanité ? Que penser de l’Australopithèque afarensis ? Les vestiges de son passage sur la Terre entre 4,1 et 2,9 millions d’années, ne permettent pas à ce jour de conclure qu’il fabriquait des outils. Sa faible capacité crânienne de 450 cm3 était toutefois proportionnée à sa petite taille (1 à 1,35 mètre). Son squelette indique qu’il était surtout végétarien et qu’il avait l’agilité des primates arboricoles pour grimper dans les arbres tout en ayant acquis la bipédie. Mais la capacité de marcher sur les deux membres antérieurs suffit-elle pour déduire la rationalité ? L’on sait que la bipédie a été l’un des facteurs objectifs qui a enclenché le développement de l’intelligence rationnelle. En libérant les mains et en modifiant la position de la tête par rapport à la colonne vertébrale, elle a permis la manipulation des objets et le développement du langage.
Lucy et Abel étaient-ils des humains ou des préhumains ? Étaient-ils dotés d’une âme immortelle ? Il est probable que nous ne le saurons jamais. Notre origine demeurera un mystère qui s’épaissit au fur et à mesure que nous reculons dans le flou des millions d’années qui nous précèdent.
— Peut-être n’y a-t-il jamais eu de frontière nettement définie entre l’homme et l’animal. Le passage n’aurait-il pas pu être si graduel qu’il en serait pratiquement imperceptible ?
— La gradualité dans l’accession au statut humain est une hypothèse digne de considération. Jusqu’ici, nous avons défini l’humanité en lien avec l’acquisition de la rationalité et du langage. Mais ces facultés sont-elles apparues subitement, du jour au lendemain ? Il est tout à fait raisonnable de supposer qu’elles ont pu être acquises très graduellement.
Les outils d’Homo habilis sont considérablement plus primitifs que ceux fabriqués par Homo erectus. Le langage du premier était sans doute moins bien articulé que celui de son successeur. Mais du seul fait qu’il pouvait fabriquer un outil, l’on peut induire qu’il exerçait déjà une faculté exclusivement humaine, soit la rationalité qui caractérise le niveau de la conscience réfléchie. Quant à l’Australopithèque, il pourrait être vu comme un humain en devenir, même s’il n’y a guère à ce jour d’indices démontrant l’existence chez lui d’une rationalité, même des plus primitives.
Pour comprendre comment cette gradualité dans l’humanisation a pu se réaliser, on peut comparer l’histoire originelle du genre humain au développement d’une personne. La comparaison est plus significative qu’une vague analogie. Elle peut prendre appui sur la structure du réel. L’observation permet en effet de constater des similitudes entre les grandes (le macrocosme) et les petites réalités (le microcosme). Certaines formes structurales similaires se retrouvent aux antipodes de l’échelle de grandeur. On a souvent comparé l’atome avec ses électrons gravitant autour du noyau atomique au système solaire avec ses planètes et leurs satellites. La grandeur et la petitesse sont d’ailleurs des points de référence arbitraires qui n’ont de valeur que pour notre niveau de réalité. Nous en jugeons à partir de notre dimension propre.
Eh bien ! ce qui est vrai pour la formation de la matière l’est d’autant plus pour les structures vivantes. Car quel que soit le niveau de notre observation, les structures vivantes sont formées selon des paramètres qui conditionnent tout ce qui est vivant. Le phénomène de croissance, par exemple, est l’une de ces conditions incontournables. Tous les vivants doivent nécessairement passer par des étapes de croissance. Il n’existe aucune exception à la règle voulant que ce qui vit doive croître, que cette croissance soit observable de l’extérieur, comme chez les végétaux, ou qu’elle soit partiellement cachée dans la dimension intérieure, comme dans le règne animal. En partant de ce principe, on peut avancer que le développement par lequel passe l’humain en naissant en ce monde reproduit d’une certaine façon, à l’échelle de l’individu, l’histoire du développement de l’espèce humaine.
Or, à sa naissance, un petit humain ne peut ni raisonner ni parler. Ce n’est qu’après plusieurs années de croissance qu’il parviendra à développer ses facultés. Elles existent pourtant sous la forme de potentialités avant qu’il n’en acquière la maîtrise. De sorte que le bébé n’est pas moins humain parce qu’il ne peut encore les exercer. Pour le point de vue religieux, il est doté d’une âme immortelle au même titre que l’adulte.
On peut supposer qu’il en a été de même pour l’humanité. La rationalité n’aurait été d’abord qu’en puissance. Ensuite, lorsque la croissance évolutive a été suffisante, elle aurait commencé graduellement à se manifester. Ainsi, avant de pouvoir élaborer son premier raisonnement et articuler ses premiers mots, l’hominidé dont est sortie l’humanité pourrait être considéré comme potentiellement humain. Notre humanité en serait tributaire au même titre que l’enfant accédant à l’âge de raison est redevable du bébé qu’il a été. Et tout comme l’enfant qui ne peut se souvenir de sa naissance et des premières années de son existence, l’humanité demeurera incapable de retracer avec précision son origine biologique. Le “chaînon manquant” lui fera toujours défaut. Cette lacune dans le déroulement à rebours du scénario de nos origines peut nous inciter, à tout le moins, à vouer un grand respect envers nos racines animales.
— L’hypothèse de l’apparition graduelle du phénomène humain n’infirme-t-elle pas la doctrine de la chute originelle en tant qu’événement historique vécu par un premier couple ?
— Le concept de gradualité se greffe tout naturellement à la théorie polygénique. Cette hypothèse soutient que l’humanité aurait émergé imperceptiblement de toute une population évoluant sur un grand nombre de générations, et non d’un seul couple à partir d’une époque précise. Ce que la Commission théologique internationale semble entériner lorsqu’elle estime que l’humanité a émergé « d’une population humanoïde de lignage génétique commun ».
Si cette théorie scientifique est exacte, il nous faut alors réinterpréter — sans pourtant le rejeter — notre concept religieux de péché originel. Il ne serait pas le fait d’un seul couple mais de toute l’humanité. Il n’aurait pas été perpétré nécessairement en ses débuts historiques mais engloberait tous les temps de l’histoire du genre humain. Il s’agirait d’un événement sur-historique parallèle à cette dimension de la réalité que nous qualifions de surnaturelle.
— Votre interprétation de la Genèse autour du récit de la chute m’a ouvert l’esprit. Il me semble en tout cas — compte tenu des limites de ma culture théologique — que vous en tirez des significations nouvelles. La foi m’interdit toutefois d’interpréter ces textes d’une façon purement symbolique. Dans la foulée de l’enseignement de Pie XII, l’Église insiste sur l’obligation de croire que la faute originelle a été commise par un seul homme, Adam, et a été transmise à toute l’humanité par voie générationnelle.
— Faut-il s’attendre à une résolution définitive de cette difficulté par le Magistère de l’Église ? Il y a eu dans le passé des enseignements magistériels qui se sont avérés erronés du fait qu’ils étaient basés sur des interprétations culturelles. La condamnation de l’héliocentrisme de Copernic par Paul V en 1616 et les déboires de Galilée avec l’Inquisition sur le même sujet en sont des exemples. Même s’il est digne de considération et de respect, l’enseignement de Pie XII, explicité dans la lettre encyclique Humani Generis, n’est pas infaillible. Et d’autant plus qu’il laisse la porte ouverte à d’éventuels développements sur la question lorsqu’il dit qu’on ne voit pas comment accorder le concept du polygénisme avec la révélation. Comme je l’ai déjà remarqué, le fait de ne pas “voir” sur le coup laisse la porte ouverte à la possibilité qu’on puisse “voir” un jour ?
On peut donc relativiser l’opinion voulant que la faute originelle « procède d’un péché réellement commis par une seule personne, Adam, et transmis à tous par génération ». Le principal litige de cette formulation, à ce qui me semble, c’est la transmission d’un péché, fut-il originel, « par génération ». Car ce qui est transmis de génération en génération, c’est la chair et les os du corps, n’est-ce pas ? Soit le côté physique, l’une des deux composantes de la personne humaine, l’autre élément étant l’esprit, l’âme.
Or, nous savons que ce sont les gènes qui déterminent les caractères physiques des personnes, de sorte que l’héritage d’un péché commis au tout début de la lignée humaine et transmis par génération impliquerait la possibilité de détecter le gène responsable de la tare, et même, la possibilité d’intervenir pour corriger le défaut. Ce qui aurait de graves conséquences pour la révélation chrétienne en rendant caduque la rédemption du genre humain par le Christ.
D’autre part, à cause de cette défectuosité héréditaire, aucun humain ne serait pleinement responsable d’actes mauvais puisque toutes les fautes tireraient leurs racines d’une tare génétique exerçant une inévitable contrainte sur la liberté. Il y a plus encore. Un péché originel transmis à toute l’humanité par voie générationnelle impliquerait que la tare génétique qui en découlerait aurait été introduite dans le génome humain par un couple d’adultes parvenus à la jouissance d’une pleine liberté morale. Ce qui fait problème. Car leur péché aurait eu un effet sur leur descendance sans qu’ils en soient eux-mêmes génétiquement affectés puisque le génome de chaque être humain est fixé et déterminé lors de la conception.
Cet argument permet de comprendre que la transmission du péché originel « par génération » ne s’accorde pas au fait que ce sont uniquement les caractères physiques de la structure humaine que les parents transmettent comme héritage biologique et non une condition spirituelle et morale. La création de l’âme et des qualités morales qui lui sont attribuées relève, elles, directement de Dieu, comme d’ailleurs Pie XII le soutient dans cette même encyclique.
L’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, dans la mesure où elle recherche l’origine du corps humain à partir d’une matière déjà existante et vivante — car la foi catholique nous ordonne de maintenir la créa¬tion immédiate des âmes par Dieu… (lettre encyclique Humani Generis, 12 août 1950).
Clairement, la faute originelle s’inscrit dans l’ordre moral de la réalité et affecte le psychisme humain, non le physique. Si l’on tient compte des découvertes anthropologiques, on peut constater que le corps humain, bien loin d’être affecté par une quelconque tare, n’a eu de cesse de s’embellir, de s’affiner, de se perfectionner durant tout le parcours de l’humanité.
La connaissance que nous pouvons avoir d’une chute originelle relève donc de la quête spirituelle et non de l’enquête scientifique. Elle concerne le volet invisible de la réalité, non le volet visible. Elle fait suite à l’infusion du souffle divin en chaque personne, non à la formation du corps. Et comme rien de souillé ne peut provenir du Créateur, cette marque ne pourrait que survenir à la jonction de la partie spirituelle et de la matière vivante. Elle s’imposerait en raison de l’incarnation de l’âme spirituelle dans la chair lors de l’union des gamètes pour former la première cellule d’un être humain.
— Vous ai-je bien compris ? Cette marque serait la conséquence d’une relation conjugale féconde ?
— Ce serait une grave erreur d’associer la tare originelle à la sexualité. Bien que la fécondation des gamètes découle obligatoirement de l’union charnelle des parents, cette union ne pourrait être tenue responsable de la transmission du péché sans entacher de culpabilité un acte de procréation qui est bon et a été voulu par le Créateur. D’ailleurs, il n’y a pas de simultanéité entre les deux, la fécondation survenant plusieurs heures après l’union des époux, de sorte que le rapport sexuel demeure un acte bon et légitime même lorsqu’il ne génère pas de résultat.
Non ! Il s’agirait plutôt d’un déterminisme structural qui inclinerait l’âme à se détourner de la Face de Dieu pour assumer la chair afin de servir de principe actif de la double composante humaine : chair et esprit. Une incontournable volte-face qui aurait pour conséquence une tendance innée chez toute personne humaine à modéliser son développement et sa conscience sur les conditions extérieures plutôt que sur la contemplation intérieure de la Source vitale. Nous touchons ici, je pense, au sens profond du récit de la chute de la Genèse.
— Votre thèse ne clarifie pas l’enseignement selon lequel la chute « procède d’un péché réellement commis par une seule personne ».
— Plutôt que d’utiliser la formule culpabilisante « d’un péché réellement commis par une seule personne », peut-être faudrait-il mieux parler d’une fragilité originelle de l’humanité. En tenant compte des données anthropologiques, cette blessure aurait pu se faire jour graduellement dans une population humanoïde, parallèlement à l’acquisition de la rationalité.
Mais je doute que l’on parvienne à trouver une piste de solution définitive et parfaitement satisfaisante à cette question. Pourquoi ? Une analogie peut le faire comprendre. Personne ne se souvient de sa naissance, et encore moins de sa conception, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’après une relativement longue période de croissance qu’on apprend de ses parents qu’on est “venu au monde”. Avant d’avoir atteint l’âge de raison, l’enfant ne dispose pas encore de l’infrastructure neurologique sous-jacente à la prise de conscience de son identité humaine, qui existe pourtant objectivement depuis la conception.
Eh bien ! l’on peut présumer qu’il en a été de même pour l’humanité. Le franchissement du seuil entre l’animal et l’homme a pu être suivi par des centaines de milliers d’années de croissance avant que se précise, dans toute son ampleur, le potentiel rationnel du genre humain. C’est pourquoi nous ne pourrons sans doute jamais dater avec précision l’émergence de l’humanité dans l’espace et le temps.
Pour le point de vue scientifique et objectif, d’ailleurs, notre origine demeurera d’autant plus floue que l’observation n’autorise pas à postuler qu’il y a eu effectivement une période transitoire entre l’animal et l’homme. La pauvreté des indices fossilisés et la gradualité quasi imperceptible des transformations évolutives étalées sur de longues périodes ne permet-tent pas de trancher, quel que soit le critère utilisé pour caractériser notre espèce.
Ne demandons donc pas aux sciences de susciter en nous la synthèse à laquelle nous aspirons. La problématique dépasse leurs compétences. Car elles sont toutes ordonnées à la connaissance objective. En raison de leur regard particulier et partiel sur le monde matériel, les sciences ne peuvent pas généraliser leurs observations au point de circonscrire l’expérience globale du réel. Pour se consacrer exclusivement à la tranche de la réalité objective que chacune d’elles choisit d’étudier, elles ne touchent pas, par choix, à la connaissance subjective et ne sont donc pas en mesure de tenir compte du fondement transcendant de l’ÊTRE.
Ces spéculations font ressortir l’inconvenance de toute entreprise visant à confirmer scientifiquement la vérité d’un concept religieux ou vice versa. Nous savons que les connaissances religieuses et scientifiques ne sont pas concernées par la même dimension. Chacun de ces domaines se situe aux antipodes de la réalité : la vie intérieure et spirituelle pour la religion, le monde extérieur et matériel pour les sciences. Leur spécificité fait qu’elles ne peuvent dialoguer directement. Pour s’articuler ensemble, leurs CONNAISSANCES RELATIVES doivent passer par le filtre de la philosophie, qui les transcende en les intégrant à sa démarche universelle, concernée aussi bien par la subjectivité de l’être vivant que l’objectivité de la matière.
Or, lorsque nous évoquons la chute, nous parlons d’intériorité. Puisque la transmission de la tare originelle à tous les humains sous le soleil n’a pu se faire par la génération du corps, elle se greffe nécessairement à la conscience intérieure. En toute cohérence avec ce que nous avons trouvé jusqu’ici, elle fait que l’être humain a une tendance incoercible à s’engouffrer dans les réalités extérieures sans être présent à lui-même dans son intériorité profonde et, conséquemment, à la présence de Dieu.
Le récit biblique de la chute peut alors s’interpréter comme une projection révélatrice de la structure psycho-spirituelle du genre humain, porté à se constituer sur la base de PLUS AVOIR plutôt que PLUS ÊTRE. Nos premiers parents représenteraient des archétypes et personnifieraient un trait de caractère fondamental entrant dans la formation de chaque être humain.
— Adam et Ève ne seraient donc pas des personnages historiques ?
— Ils pourraient l’être hypothétiquement mais peut-être pas à l’origine biologique de notre espèce puisque la chute présuppose la liberté morale et que le début de l’humanité, toujours dans l’optique du gradualisme, demeure flou et étalé sur des centaines de milliers d’années. Dans quel cas il faudrait présumer qu’une longue période d’innocence d’une humanité préadamique a précédé la chute. Ce disant, je donne mon assentiment à la doctrine chrétienne voulant que les premiers archétypes humains, dans la foulée de l’éveil d’une conscience morale adulte, ont fait un choix déterminant qui s’est répercuté sur toute l’humanité. Et ceci, même si je ne peux situer ces personnages préhistoriques dans le cadre historique des données anthropologiques.
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La création :
mythe ou réalité ?
292 pages, 17 X 24,4 cm, 16 €
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