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Albert : Je reconnais les limites de la perspective scientifique. L’observation objective permet de suivre sans trop de difficultés le parcours de la matière, mais parvenus au niveau de la vie, les scientifiques piétinent et ne vont pas au fond des choses.
— On n’a pas compris que le tout de la réalité se ramène à deux substances fondamentales plutôt qu’une seule. Ces substances sont pourtant facilement repérables. Il suffit de suivre leurs parcours inversement proportionnels pour en saisir l’irréductible nature. J’ai exprimé ces trajectoires en miroir par le graphique ci-dessous. Il reprend en les juxtaposant les données des deux courbes pour mettre en parallèle les quatre interactions de la matière et les quatre paliers d’évolution de la substance vivante.
En se basant sur ce rapprochement, il faut toutefois se garder de considérer la substance vivante comme l’envers de la matière, une sorte de négatif de l’étoffe tangible du monde. Elle est d’un autre ordre, originale, différente de la substance des objets. Elle semble même une étrangère au milieu des chocs et des accidents qui traversent les réalités extérieures. Il n’y a donc pas de corrélations strictes entre les deux courbes. En ce sens qu’il faut plutôt considérer les quatre forces comme autant d’aspérités auxquelles la substance vivante s’accroche pour se hausser vers la source primordiale d’énergie.
Portons notre attention sur l’axe horizontal qui traverse le graphique de gauche à droite. Il illustre le déroulement de l’espace-temps. Notons que ce flux de temps n’est pas homogène pour les deux substances, ce que la rupture des lignes horizontales du graphique veut indiquer. Les repères n’ont donc pas du tout les mêmes valeurs temporelles des deux côtés.
La trajectoire de l’entropie s’est principalement accomplie en un temps très court, comparativement à la durée qui a suivi la dilatation initiale. Elle se poursuit d’ailleurs aujourd’hui selon le rythme constant de l’expansion de l’espace intergalactique. La courbe M indique toutefois qu’elle s’effectue actuellement sur un plan quasi horizontal. L’entropie s’est radicalement ralentie en fonction de la croissance de l’espace et de l’écoulement du temps.
En raison de la décélération de l’entrée en jeu des quatre interactions, l’on peut comprendre que l’émergence d’un nouveau facteur ait pu nécessiter un énorme laps de temps. Très tôt après la formation de notre planète, quelque chose comme 10 milliards d’années après le “big bang”, apparaissent les premiers organismes unicellulaires sur la Terre. Ils émergent de la soupe primitive des acides et des levures qui se multiplient dans les marais terrestres sous l’action, entre autres, de conditions météorologiques traversées par des orages électromagnétiques d’une grande violence.
Cette naissance biologique amorce le mouvement de retour vers la source originelle. À l’horloge du temps, elle marque le début d’une ère nouvelle dans l’histoire universelle. L’aventure de la vie se développe très lentement au début. Puis, le rythme va en s’accélérant au fur et à mesure que les divers paliers de la structure de la matière sont franchis. Exactement l’inverse de ce qui s’est produit lors de la formation de la matière. Il faudra 2,5 milliards d’années à la substance vivante pour passer du monde des unicellulaires au monde des multicellulaires. Au deuxième étage de la Maison de la vie, le monde des pluricellulaires mettra pour sa part 1,5 milliards d’années pour accoucher du monde de la conscience réfléchie. Ce dernier palier ne disposera plus que de 4 millions d’années pour déplafonner la rationalité et pénétrer au quatrième étage de la Maison de la vie dans le monde de la conscience unifiée.
Notons que les chiffres avancés ici sont très approximatifs et font plus office de termes symboliques que de mesure rigoureusement exacte. À ce stade-ci de notre recherche, il serait téméraire d’évaluer, à partir de l’illustration graphique, le temps que devra prendre le monde de la conscience unifiée pour achever sa course. Nous y viendrons lors de nos entretiens avec notre très chère Ève. Pour l’heure, qu’il nous suffise de conjecturer que la durée de cette étape à venir devra être très courte par rapport aux précédentes.
— Sur votre graphique, une ligne verticale coupée de repères horizontaux, à gauche de la courbe M, représente les degrés de température comme sur un thermomètre. À droite de la courbe V, vous avez tracé une ligne verticale pareillement graduée mais pour mesurer des degrés qualitatifs. Le parallèle entre ces unités de mesure ne me semble pas évident.
— Il va de soi que l’ascension de la substance vivante ne s’effectue pas dans l’ordre objectif. Il ne s’agit pas ici d’un retour à la chaleur physique extrême antérieure à la formation de la matière et au déploiement spatiotemporel. La remontée vers la source primordiale d’énergie se réalise dans l’autre moitié de la réalité, soit la dimension subjective. C’est donc dans le monde invisible de l’intériorité que se détermine la place occupée par les organismes sur la courbe.
L’expérience vitale des organismes individuels est cependant tributaire de l’appartenance à une espèce. Chaque spécimen s’ouvre sur le monde extérieur selon les perspectives particulières qu’autorise son héritage génétique. De sorte qu’en animant de l’intérieur les membres des diverses espèces, la substance vivante est plus ou moins limitée dans son intensité par les éléments externes qui les caractérisent. La règle graduée de la courbe V mesure donc le degré d’intensité vitale. Plus la substance vivante est abondante et active dans un organisme, plus haut son espèce se situe sur l’échelle qualitative. Plus la vie intérieure de l’organisme est riche, plus elle se déploie proche de l’objectif vers lequel est tendue la vie dans son essor.
— Mais puisque le vécu d’un organisme relève d’une expérience subjective incommunicable, comment peut-on l’évaluer en fonction des autres espèces ? Et qu’est-ce qui prouve que des différences d’intensité vitale existent ?
— La qualité de vie, qui dépend du vécu intérieur, finit par se répercuter à l’extérieur dans le monde objectif. Elle produit des effets et un agir qui peuvent être perçus et évalués objectivement. Entre un puceron et un éléphant, l’évidence à la laquelle se rendent unanimement les gens autorise une évaluation du degré qualitatif favorable au pachyderme. Et ce n’est pas en raison de sa taille comparativement à la petitesse du moucheron mais plutôt en fonction, notamment de ses organes de communication avec le monde extérieur, de la maîtrise qu’il exerce sur l’environnement et, conséquemment, sur son destin.
Il n’est pas difficile non plus d’évaluer les qualités de vie respectives entre un homme et un ver de terre. L’on peut comparer ce que chacun produit ou, entre autres, l’envergure du territoire que chacun peut couvrir au cours de son existence. Le domaine d’un lombric se borne à quelques mètres carrés. Celui d’un homme, non seulement n’a de limites que celle de la planète entière et davantage mais se situe dans un ordre de réalité inaccessible au ver, celui de la rationalité et de l’ordre moral.
Pourtant, dans l’aventure globale de la vie, le ver a aussi son importance. Il remplit une fonction qui lui est propre et contribue à l’équilibre écologique des vivants dans leur ensemble. Dans un lointain passé remontant à des myriades d’années, la fonction du ver a pu être cruciale pour les développements ultérieurs de la substance vivante. Les lombrics étaient alors au sommet de la courbe ascendante. Il n’y avait pas d’organismes plus évolués sur notre planète. La substance vivante venait tout juste de déplafonner le monde des unicellulaires et commençait à pénétrer dans celui des multicellulaires. Elle n’avait pas encore inventé les formes qui dépasseront considérablement la classe des annélides. Mais en labourant le sol pendant des millions d’années et en accomplissant cette fonction intégrée à un plan très vaste qui dépasse incommensurablement la courte vue du moment, cette espèce a préparé le terreau des céréales et des légumineuses qui, plus tard, constitueront l’une des bases alimentaires des humains.
— Le ver de terre aurait-il été formé par l’évolution en vue du service d’une humanité qui n’existait pas encore ? Ne tombez-vous pas ici dans une vision déterministe et finaliste nourrie de préjugés anthropocentriques ?
— Je comprends vos réticences. Je partage en fait votre rejet de cette conception simpliste qui fait voir l’homme comme le nombril de l’univers. Nous constaterons éventuellement qu’il n’est pas le dernier-né de l’évolution et qu’il est encore loin d’être parvenu au bout de la route que la substance vivante doit encore parcourir.
Ce que je voulais plutôt faire valoir, c’est la grande et merveilleuse unité de la Maison que le fluide vital construit dans l’espace et le temps. La substance vivante élabore toujours du neuf en s’appuyant sur les structures existantes un peu comme un menuisier qui pose le revêtement extérieur de la maison sur la charpente et la charpente sur les fondations. Avant d’ériger la structure, il lui a fallu planifier la forme et l’apparence qu’il voulait donner à l’habitation.
Dans son exploration des potentialités de la matière, la substance vivante empile les expériences vitales les unes au-dessus des autres de sorte que toutes sont reliées et interdépendantes. Vue en rétrospective, la trajectoire de la substance vivante dans le temps démontre une progression qualitative qui, en s’appuyant sur les réussites du passé, travaille toujours au présent pour explorer les structures plus évoluées de l’à-venir afin de susciter des organismes qui bénéficieront d’une plus intense dose d’énergie et, conséquemment, d’une plus haute qualité de vie.
— En retournant la perspective à rebours de la courbe, ne pouvons-nous pas au contraire constater que plus nous replions notre regard sur le passé, plus la qualité de vie s’amenuise ?
— …et plus le côté matériel des organismes domine. Au départ, la substance vivante parvient tout juste à imposer un frein à l’entropie de certains éléments matériels, comme les grosses molécules de protéines, pour ébaucher la vie primitive des premières cellules. La vie s’est imposée à la force d’un combat pour maintenir l’unité de l’être au présent au milieu du flot continu des forces qui emportent irrésistiblement la matière vers le froid, la pesanteur et l’obscurité.
C’est au gré de ces victoires successives contre l’entropie que s’est dessinée graduellement la courbe de l’évolution. Des réussites qui finiront par s’accumuler sur quatre paliers en s’accrochant, comme pour relever autant de défis et rebondir plus haut, au mur, en apparence inexpugnable, des quatre forces spatiotemporelles.
— La courbe de votre graphique me semble jeter un certain éclairage sur l’évolution. Mais elle n’explique pas l’émergence des organismes vivants. Comment le passage de la matière à la vie a-t-il pu s’effectuer ?
— Cher Albert, votre interrogation me hante depuis toujours. Je crains n’avoir acquis aucune certitude à cet égard. Je me bornerai à proposer des pistes de réflexion. Elles ressortent davantage d’intuitions philosophiques que de connaissances objectives. Je doute d’ailleurs que la méthode scientifique permettra un jour de répondre à cette question. Ici, nous nous confronterons toujours, je pense, à un mystère du même ordre que celui de l’origine de la matière. Comment pourrait-on imaginer ce qui a pu exister avant le temps ?
Eh bien ! l’origine de la substance vivante me semble tout aussi mystérieuse et impénétrable par les sciences que celle de la matière. Nous faisons face ici à un événement singulier, un événement unique. Pourquoi et comment la vie est-elle apparue sur la Terre ?
Certains scientifiques croient qu’elle a pu surgir spontanément lorsque les conditions matérielles de notre planète ont été favorables. Comme si c’était chose automatique que la vie survienne là où elle est possible.
D’autres avancent l’hypothèse qu’elle pourrait être d’origine extraterrestre. Selon eux, notre planète aurait pu être ensemencée de micro-organismes par des météorites. Il aurait suffi que ces germes de vie trouvent un milieu favorable à leur développement pour que l’évolution fasse tout le reste. C’est-à-dire la panoplie des espèces que nous observons sur notre coin du cosmos, incluant la nôtre.
Cette dernière hypothèse ne résout pas l’énigme et ne fait que différer la question. Pourquoi et comment la vie serait-elle apparue sur des météorites ou d’autres planètes avant la nôtre ? Mais le fait que ces savants éprouvent le besoin d’expliquer ainsi l’apparition de la vie sur la Terre est significatif. Cela démontre qu’ils considèrent la vie comme un phénomène irréductible à la matière. Implicitement, ils rejettent l’idée qu’elle aurait pu survenir mécaniquement des seules potentialités de la matière.
D’autres encore — mais ils sont plus rares et expriment plus timidement leur opinion — croient que la vie est apparue à la suite d’une intervention spéciale de Dieu.
En bref, toutes les réponses que l’on pourra trouver se valent dans ce sens-ci qu’elles ne sont pas démontrables. Car le problème dépasse les moyens dont nous disposons pour le résoudre.
— Vous parlez d’événement unique pour l’apparition de la vie. Cela ne contredit-il pas l’hypothèse, aujourd’hui largement acceptée, de la possibilité que d’autres formes vivantes puissent exister dans le vaste univers ?
— L’événement est unique sur la Terre. Il le serait également sur d’autres planètes. Il est unique en ceci que la substance vivante a émergé sur le globe terrestre une seule fois pour toutes.
Considérons l’ensemble des organismes qui vivent actuellement sur notre planète. Ce sont des spécimens qui résultent d’une très longue évolution, n’est-ce pas ? Or, si nous déroulons à l’envers le film de leur émergence, nous constaterons, au fur et à mesure que nous reculons dans le temps, que les espèces auxquelles ils appartiennent se rapprochent de plus en plus les unes des autres jusqu’à se retrouver indistinctement dans l’espèce à l’origine, par exemple, de la famille des primates, plus loin encore dans celle qui a engendré la classe des mammifères, des ovipares, des invertébrés, etc. En remontant dans le temps, on assistera à une réduction de la diversité. Tant et si bien qu’à la fin, les racines de toutes les espèces se rejoignent dans une origine commune.
Et puisque la diversité des organismes actuels répond d’une même origine, alors tous les tissus vivants sont apparentés. Nous pouvons dire, d’une certaine manière, qu’un unique tissu vivant recouvre notre planète comme un manteau. Au-delà de la mort et de la naissance des organismes individuels et des espèces, au-delà même de la distinction entre le règne végétal et le règne animal, une seule et même toile vivante encercle le globe terrestre.
Or, il n’y a jamais eu de rupture dans le continuum vital terrestre depuis le premier moment où la vie a commencé à se manifester jusqu’à aujourd’hui. Ce qui confirme l’unicité de la substance vivante. Certes, le phénomène a eu des débuts bien humbles dans le microcosme. Mais, au cours de son périple dans le temps et l’espace, la substance vivante est parvenue à s’imposer d’une manière extrêmement impressionnante en multipliant les formes pour les adapter à diverses fonctions et habitats de notre planète.
— L’origine commune de la vie implique-t-elle un commencement à partir d’un unique ou de plusieurs micro-organismes ?
— J’incline pour un unique organisme à l’origine de l’explosion biologique. Mais comment le savoir ? Les études génétiques permettront peut-être un jour de répondre à cette question. Qu’il y ait eu une ou plusieurs briques de fondation à l’origine n’a pas d’incidence sur l’unicité du phénomène. Car il est unique parce que l’événement de son émergence sur la Terre ne s’est pas reproduit depuis le départ et ne se rééditera jamais.
Certains scientifiques soutiennent que même si les conditions originelles du passage de la matière à la vie se reproduisaient, il n’en résulterait pas pour autant une forme primitive de vie. Et ils expliquent que les formes vivantes actuelles écraseraient toute nouvelle tentative de la matière d’accéder à la vie.
L’argument présuppose la conviction que la vie a surgi automatiquement de la matière par un processus de complexité interprété dans un sens matérialiste. Il répond à l’objection voulant que si la vie ressort de mécanismes découlant du hasard et de la nécessité, pourquoi n’assistons-nous pas aujourd’hui au passage de la matière à la vie ?
Aussi commode qu’elle puisse paraître, la réponse des scientifiques à cette question capitale ne me convainc pas. Le fardeau de la preuve est dans leur camp. Il leur resterait à prouver leur hypothèse expérimentalement. Ce qui est théoriquement possible.
Ne pourrait-on pas reproduire en laboratoire les conditions primitives qui ont précédé l’émergence de la vie tout en protégeant les “candidats” à la vie de l’agression des organismes actuels ? Surgirait-il des organismes vivants de telles expériences ? Depuis Pasteur, l’on sait que la génération spontanée n’existe pas. Jamais des organismes vivants ont pu se développer à partir d’un milieu stérile.
Mais cette théorie voulant que la vie ne peut plus surgir de la matière parce que les conditions de son émergence ne peuvent plus se reproduire, qu’elle s’avère juste ou non, confirme indirectement l’unicité de la substance vivante. Car elle présuppose implicitement une commune origine et un seul commencement à la manifestation de la vie, il y a quelque quatre milliards d’années.
L’exubérante prolifération des organismes vivants sur notre planète dépend entièrement de ce moment précis du déroulement de l’espace-temps où, dans un instant incompréhensible, des chaînes de grosses molécules ont été investies par une force qui a pu animer le premier vivant. Un événement singulier répondant à la nécessité d’organisation de plus en plus complexe de la matière, soutiendront des savants. Un événement qui s’explique par un acte de volonté du Créateur, affirmeront des croyants.
— Où vous situez-vous personnellement par rapport à ces options ?
— Je vous surprendrai encore en répondant que je n’adhère ni à l’une ni à l’autre hypothèse. La première, parce qu’elle est un peu courte et ne fait qu’éluder la vraie question. La seconde, parce qu’elle est trop rapide et rate l’occasion d’un approfondissement de la connaissance de la réalité.
Voici ma proposition. Le premier organisme a pu voir le jour, parce que les deux substances de l’univers se sont croisées dans leurs parcours divergents. Comme deux poutres, l’une horizontale, visible, objective — la matière —, l’autre verticale, invisible, subjective — la vie. C’est à la croisée de leurs routes respectives qu’un organisme a pu être animé et devenir la “mère” de tous les vivants.
— Mais c’est une croix ! Je ne comprends pas ! Que vient faire ici ce symbole religieux dans une discussion qui se veut objective ?
— Cher ami, la croix n’a pas été d’abord un symbole religieux. Elle était un supplice pour exécuter les condamnés chez les Romains. Ce n’est pas pour sa signification symbolique, toutefois, que j’utilise cette image. Plutôt, comme une illustration graphique de cet instant mystérieux qui a vu la vie surgir dans le monde terrestre… et se déployer jusqu’à notre conscience. Cet instant sacré que nous pouvons théoriquement dater dans le passé de notre planète, nous y sommes rattachés par un long filin. La vie nous rejoint en surgissant d’une origine lointaine comme d’une source pour nous soulever jusqu’à la conscience d’être présent.
La vie, c’est la présence et la présence, c’est la vie. Présence et vie sont une seule et même réalité tout comme matière et espace-temps. Nous doublons les mots pour dire la même chose. Comment cette présence a-t-elle pu croiser l’espace et le temps ? Une évidence : la présence demeure toujours. Donc la substance vie, dans son fond, demeure toujours. Elle n’est ni temporelle ni spatiale. Elle préexiste à sa manifestation. Elle habite toujours et partout le présent. Immensément ! Incommensurablement !
Je crois que partout dans l’univers la substance vivante guette une ouverture dans la matière pour se manifester. C’est sa nature de se communiquer. Elle est si envahissante qu’elle est à l’affût de la plus infime possibilité de s’accrocher à la substance matérielle pour la soulever. Et lorsqu’elle parvient à s’accrocher à cette matière, elle ne lâche plus son étreinte. Elle s’impose ! Elle ne peut faire autrement que de se lancer dans la mêlée du combat pour maintenir sa présence. La grande vie aime vivre et c’est pourquoi elle s’insinue partout dans le vaste univers où elle peut se donner et engendrer l’organisme vivant.
Il s’ensuit que la substance vivante, en tant qu’habit spatiotemporel de la présence, existe avant même sa manifestation sur la Terre ou ailleurs sur d’autres planètes. Car ce qu’elle exprime d’elle-même au travers des organismes, des plus simples aux plus complexes, ne correspond pas parfaitement à sa réalité finale qui est d’exister en plénitude dans la seule dimension véritablement existante du perpétuel présent.
— Vous parlez de la substance vivante comme d’une réalité non limitée à notre planète et diffuse dans l’univers. Bien que votre idée de l’universalité de la vie me plaise et stimule énormément mon imagination, je demeure sceptique face à cette sorte de conscience dotée d’intentions que vous lui attribuez. Lorsque vous dites qu’elle « guette une ouverture dans la matière », qu’elle est « à l’affût de la plus infime possibilité de s’accrocher à la substance matérielle pour la soulever », ne la personnalisez-vous pas abusivement ? Derrière le dynamisme vital, ne camoufleriez-vous pas votre Dieu ?
— En définitive, cette Grande vie, me semble-t-il, participe d’une manière mystérieuse à la substance même du Créateur. Mais nous n’en sommes pas à recourir à Dieu pour expliquer la réalité. Pour l’instant, du moins ! C’est une discussion que je mets en réserve pour Ève, ma prochaine interlocutrice. J’irai même jusqu’à dire qu’à notre niveau d’échange, tant que nous n’avons pas conduit notre exploration jusqu’au bout, l’hypothèse de Dieu ne nous rendrait pas service. Elle risquerait en effet de nous arrêter en chemin en nous procurant une certaine satisfaction de l’esprit — sinon fausse, du moins prématurée — dans notre quête de vérité.
Non ! Ne craignez pas ! J’ai un tel respect pour votre liberté que je m’en voudrais de vous inciter à marcher dans une direction que vous ne voudriez pas prendre. D’autre part, je partage votre conception de l’autonomie de l’univers. Puisqu’il est autosuffisant, nous n’avons nul besoin de recourir à des extrapolations surnaturelles. Nous pouvons l’expliquer à partir des causes secondes tout en reconnaissant que nos découvertes ne représentent pas le mot final de la réalité.
La réalité universelle comportera toujours une dimension mystérieuse qu’il est bien difficile d’évoquer par le langage. Pour exprimer ce que nous apercevons de ce mystère, nous devons traduire dans l’horizontalité du langage ce que nous percevons en un éclair dans l’axe vertical de la réalité. Nous devons réduire de plusieurs crans notre vision d’un instant pour l’étaler dans le temps que prend le langage pour développer ses arguments. Ah ! je vous avoue que c’est là une tâche bien difficile. Je ne m’en sors pas toujours à ma propre satisfaction. Pour m’en tirer indemne, il me faudrait trouver le moyen de tout dire en même temps.
Remarquez que de mon point de vue, ce n’est pas exclu que la substance vivante soit une force douée d’intelligence, comme je l’ai d’ailleurs laissé entendre à plusieurs reprises. Mais c’est en raison des limites de l’expression verbale que je puis donner l’impression de la personnaliser. Les matérialistes ne font-ils pas la même chose lorsqu’ils tentent d’expliquer la réalité par la seule matière ? Par exemple, ils rendent compte de l’intelligibilité qu’ils découvrent dans les réalités extérieures par les concepts de complexité ou de nature. Pour parvenir à exposer ce qu’ils perçoivent, ils doivent dans leur cas personnaliser et — pour emprunter votre expression — diviniser la matière ou l’évolution en tant que cause ultime et finale de la réalité.
Ce faisant, bien sûr, ils entrent en contradiction avec leur postulat matérialiste. Ils prétendent s’en tenir aux réalités concrètes, visibles mais, pour exprimer leurs perceptions, ils doivent recourir à des concepts abstraits et invisibles. Et ils supposent des pouvoirs à la matière et à l’évolution que les évidences tangibles ne peuvent avoir par elles-mêmes. C’est la matière qui a fait ça, c’est l’évolution qui a produit ça, expliqueront-ils ! Mais personne ne s’est jamais confronté dans le monde visible à la matière pure et à l’évolution biologique comme à des entités concrètes. Matière et évolution sont des vues de l’esprit. Ce disant, je ne prétends pas que ces notions soient fausses mais plutôt qu’elles ressortent d’une dimension intangible. Ce qui ne les empêche nullement d’être agissantes et de contribuer, pour leur part, à l’existence de la réalité.
Eh bien ! voilà où j’en arrive. Contrairement aux matérialistes, j’ai postulé au départ deux substances, l’une visible, la matière, l’autre invisible, la vie. Il est donc tout à fait cohérent dans cette optique que la portion invisible de la réalité soit définie comme une force agissante. Une force en activité incessante dont la participation est essentielle à la réalité.
Force mystérieuse ? Soit ! Mais la force de gravité ne l’est-elle pas tout autant ? Elle est invisible et, pourtant, elle agit immensément. Les interactions électromagnétique, nucléaire et faible ne sont-elles pas également agissantes ? Les physiciens en déduisent l’existence non pas parce qu’elles sont visibles et détectables concrètement mais en raison des effets qu’elles produisent. De la même manière, la force vitale est invisible et agissante. Et puisque nous avons exclu de notre perspective l’hypothèse de l’activité d’un Créateur, c’est par cette force agissante, et par elle seule, que l’on peut parvenir à une explication du phénomène des organismes vivants.
— Votre clarification me convainc. Je me rends donc à cette idée d’une force vitale qui exerce une pression constante sur la matière pour l’animer.
— Cette force universelle a toujours existé puisqu’elle est intimement liée, par définition même, à la dimension du présent. Et le présent existe au-delà de l’espace-temps. Avant même que la matière soit, le présent demeure. Le présent, c’est le témoin parfaitement stable de tout ce qui s’est fait dans l’espace-temps, depuis le tout début de la matière jusqu’ici et maintenant. Et il continuera à être le témoin silencieux de ce qui existe lorsque les réalités poursuivront leur course vers un éventuel devenir. C’est pourquoi j’induis que la vie est présence universelle. Que la substance vivante, donc, n’a ni commencement ni fin.
— Là, vous poussez un peu fort. L’affirmation est inouïe ! En dépit de votre intention d’exclure les arguments théologiques de votre discours, comment éviter de rapprocher un tel constat du concept de Dieu ?
— Ce que je dis là sur la substance vivante s’applique tout autant aux quatre forces. N’agissent-elles pas exclusivement dans le présent, cette dimension qui transcende l’espace et le temps ? Par conséquent, elles n’ont ni commencement ni fin. Je postule qu’elles aussi sont universelles et atemporelles. Mais tout comme pour la substance vivante, elles ont commencé à produire leurs effets lorsque les conditions ont été favorables à leur manifestation.
La substance vivante, donc, préexiste aux organismes vivants de manière diffuse dans l’univers. Même avant l’apparition de la vie sur la Terre, cette force vitale exerce une pression sur la matière. Elle prépare les conditions de son émergence de la matière. Et, pour être plus précis, cette force agissante suscite les structures moléculaires de plus en plus performantes pouvant servir de matériau de base aux premières cellules.
— La vie créerait les conditions de son existence ? La vie avant la vie, en quelque sorte ! Une affirmation qui reste à démontrer. Sur quelle base réaliste fondez-vous cette proposition ?
— C’est tout au mérite des biologistes d’être parvenus à décoder les astronomiques combinaisons d’éléments fondamentaux qui conditionnent l’existence d’une simple cellule, a fortiori d’un multicellulaire. Pour le regard scientifique, la complexité du vivant est aussi incommensurable que le cosmos même.
Mais à l’observateur de la complexité échappe une dimension dont nous avons déjà parlé. Aux antipodes de la complexité, c’est la simplicité. C’est-à-dire la faculté d’être une synthèse. La simplicité est un attribut de la substance vivante. La vie ne peut se manifester que sous l’angle de la simplicité parce qu’elle est une dans son essence. Là où il y a la vie, la simplicité est à l’œuvre.
La méthode scientifique ne peut rien dire là-dessus. Et pourtant, voilà un facteur déterminant. Dans toute explication de la réalité qui voudra être universelle, la simplicité est incontournable, elle devra jouer un rôle fondamental. La simplicité n’est pas une réalité que l’on peut observer au bout de lunettes microscopiques ou macroscopiques, toutefois. Elle ressort du monde invisible, elle est intangible.
Ce paramètre de la réalité fait que ce qui apparaît complexe lorsqu’on l’observe de l’extérieur devient simple lorsqu’on l’éprouve à l’intérieur (de soi). Si j’observe mon corps, je pourrai constater qu’il est formé d’une complexité absolument époustouflante d’éléments. Mais si j’entre en moi pour éprouver que je suis, je pose un acte d’une simplicité absolue. Je suis donc à la fois complexe à l’extérieur et simple à l’intérieur.
C’est en raison de la simplicité que je peux éprouver la conscience d’être et pénétrer dans le monde unitaire de la substance vivante. La simplicité est la cause de l’acte de vivre. Elle autorise l’individualité et la conscience. Si la complexité permet de suivre les multiples routes d’évolution des éléments de la matière, la simplicité, elle, ne concerne que des touts autonomes, que des systèmes complets en eux-mêmes.
Eh bien ! je postule que cette simplicité traverse de part en part l’univers. Elle fait partie de la structure fondamentale de la réalité. Comme la substance vivante dont elle est un attribut, elle est partout agissante… dès l’origine. C’est cette force qui a réuni dans l’unité protons, neutrons et électrons pour former l’atome. Puis elle a rassemblé les atomes en molécules, les molécules en cellules, les cellules en organismes multicellulaires, etc. La simplicité est créatrice de synthèse. Elle construit l’unité. Elle est le pouvoir d’être unique au milieu de la multiplicité. Elle est une force qui cimente ensemble des choses éparses et diverses.
Les sciences peuvent observer la multiplicité d’éléments dont les choses sont faites mais elles ne peuvent apercevoir le ciment qui relie les briques de matière les unes aux autres. Ce ciment, c’est la force unitaire, la faculté de synthèse, la simplicité, la substance vivante — appelons-là comme on voudra ! — qui, lorsque nous atteignons le niveau cellulaire, se révèle sous la forme d’organismes vivants.
Avant même leur apparition, toutefois, cette faculté de synthèse qui caractérise la substance vivante est agissante. Car sans le lien unitaire, les particules fondamentales de la matière seraient à jamais dispersées. Ce serait cette force qui assure le côté formel de la réalité ou « l’invariance globale de symétrie » dont nous avons déjà parlé.
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2 réponses à “12- De la matière à la vie”
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COMMENTAIRE
La vie est un mystère. Son apparition, plus encore. Pourtant, elle est là. Et nous sommes en vie. Il vaut donc la peine de prendre le temps de s’interroger un peu sur le sens de cette réalité.
Partant de quelques-unes de ses principales intuitions, notre ami Paul nous entraîne donc, en ce 12e entretien, à faire un pas de plus sur ce chemin de contemplation.
Après un début un peu lent, ce 12e entretien se termine, une fois de plus, sur une note éclatante. Même si, dans un entretien précédent, notre ami Paul avait écarté la possibilité que la force vitale soit associée à une « 5e force », complétant les quatre forces bien connues de la physique, il revient pourtant ici à un thème très proche.Comme les 4 forces…
… la force vitale est invisible
… elle agit, donc, elle est animée, d’une certaine façon, d’une « intention », elle va dans une direction
… elle est, d’une certaine manière, préexistante à sa manifestation, d’une certaine façon, éternelle
… selon un thème très cher à notre auteur, elle n’existe que dans le présent, et, nos 4 forces physiques aussi
… et il ajoute ici un élément nouveau, la force vitale, comme les 4 forces, est principe d’unification.Considérant tout cela, nous pourrions affirmer que les 4 forces de la physique participe davantage de la substance vivante que de la substance matérielle ! Ce qui serait révolutionnaire. Et, en fait, dès le commencement, à travers les 4 forces, c’est déjà la vie qui est à l’œuvre pour commencer à redresser la courbe descendante de la substance matérielle.
Qu’en penses-tu, Paul ?
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Je comprends ton intérêt concernant la présumée 5e force. Les physiciens espèrent que sa découverte permettrait possiblement d’harmoniser la relativité générale, concernée par la physique à l’échelle du macrocosme (le cosmos), et la mécanique quantique, portant sur le microcosme (les particules). Ces deux théories ne se recoupent pas actuellement et l’on aimerait bien unifier leurs divergences par une nouvelle théorie qui les chapeauterait.
Une telle éventuelle avancée répondrait à l’exigence des sciences voulant que pour comprendre l’univers, on doive le postuler comme un système clos autosuffisant. Ce qui est tout à fait justifié. Car si l’univers dépendait d’une source extra universelle pour se maintenir, il serait impossible de le connaître dans son fondement, ses paramètres étant instables de notre point de vue et dépendantes d’une cause inaccessible à la rationalité. En d’autres mots, le physicien « ne pourrait rien découvrir de la réalité puisque toute considération revêtirait un caractère provisoire pouvant être infirmé par des interventions imprévisibles et arbitraires provenant d’une zone extra-universelle, indéfinissable scientifiquement » (page 374).
Le hic du système clos des scientifiques, c’est qu’il ne concerne que le côté matériel de la réalité. Dans le livre que nous étudions, je propose un système clos complet véritablement universel car il intègre le phénomène vital ainsi que les rapports inversés des deux substances. Cette intégration a pour effet, entres autres, une heureuse transformation des conceptions culturelles de la foi chrétienne en projetant sur un même plan nature et surnature et en faisant valoir, implicitement, la Présence Agissante du Créateur à tous les instants de la montée évolutive de la vie dans l’espace et le temps. Dans le panneau latérale de droite, j’ai reproduis ce graphique que l’on trouve à la page 374 de la première édition et 401 de la deuxième.
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