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Dans le monde microscopique, les unicellulaires se multiplient à une vitesse effarante. Ils sont en croissance géométrique. En même temps qu’ils pullulent en nombre, ils se diversifient, mais très lentement, pour s’adapter aux diverses niches habitables de l’environnement terrestre. Du nord au sud, de la stratosphère jusqu’aux entrailles de la Terre.
Vient un temps où les unicellulaires ont si bien tout envahi, qu’il ne reste plus d’espace exploitable. L’environnement est partout habité. De sorte que la substance vivante parvient dans son développement à un point de saturation planétaire. Les espèces adaptées repoussent efficacement les intrusions de leur milieu par tout nouvel organisme qui chercherait à se tailler une place au Soleil à leur dépens. La nouveauté n’a donc plus droit de cité.
Bien que les espèces se nourrissent copieusement les unes des autres, elles forment, en quelque sorte, un grand vivant dans leur ensemble. Le grouillement de vie sur notre planète est solidaire. Ce qui se passe aux pôles a des répercussions aux tropiques, ce qui survient au fond des mers produit éventuellement son effet jusqu’au sommet des montagnes. Ainsi, le monde des unicellulaires se stabilise en une interdépendance écologique dont l’équilibre se fige à l’intérieur des bornes environnementales terrestres.
Albert : Qu’est-ce qui arrive alors?
— C’est l’impasse ! Lorsque la croissance atteint le point de saturation, la substance vivante subit une crise. Car le développement est une condition sine qua non de la perpétuation de la vie dans sa manifestation terrestre. Ce qui n’est pas ouvert à une croissance continue se sclérose en se matérialisant et finit par se déstructurer. Ce qui ne se développe pas commence déjà à mourir. Cette contrainte vaut tant pour les organismes individuels qu’au niveau des espèces.
Donc, lorsque tout l’espace disponible se trouve à être occupé par les unicellulaires et que la stabilité écologique est atteinte, la substance vivante n’a plus de débouché. Elle ne peut pratiquement plus rien inventer. Elle ne peut plus rien explorer sur le plan structural. Elle est confrontée à la stagnation de son dynamisme. Elle se heurte à une impasse de la croissance, à un cul-de-sac du développement.
Ce qui marquerait le début de la fin, le commencement de la déstructuration, de la décomposition vitale, un renversement de la vapeur qui l’avait fait avancer jusqu’ici à la conquête d’espaces nouveaux et à la recherche de structures plus performantes. Il est clair que la force vitale ne pourrait pas en rester là. Une démobilisation constituerait une négation d’elle-même. Il lui faut trouver une issue pour franchir les limites auxquelles elle se heurte.
Imaginons qu’à l’intérieur du monde des unicellulaires, le fluide vital continue à pousser, à impulser toujours plus son énergie. La pression vitale monte à un point tel que les organismes sont comme écrasés contre le mur des limites planétaires. La crise de croissance devient si forte que quelque chose doit céder, les parois du monde microscopique vont éclater.
Cette explosion ne peut pas cependant libérer la substance vivante des contraintes qu’imposent les limites physiques de notre planète. Car il n’existe aucun débouché dans l’axe horizontal quantitatif puisque tout l’espace est saturé. On ne voit pas comment des êtres microscopiques auraient pu repousser les frontières de notre planète pour ensemencer l’espace cosmique ou les astres proches comme Mars ou Vénus.
Le déplafonnement du monde des unicellulaires a dû nécessairement s’effectuer dans l’axe qualitatif de croissance. Donc, à la verticale, à rebours de l’interaction de la matière (l’interaction électromagnétique sur le graphique Les deux courbes, repris ci-dessous pour référence).

En faisant irruption sur ce nouveau palier, la substance vivante pénètre dans un ordre de grandeur sans précédent pour accéder à des conditions inédites de vie, celles des multicellulaires, au deuxième étage de la Maison de la vie. Dans ce monde nouveau, elle peut repartir à zéro pour s’élancer vers de nouvelles conquêtes.
— Les multicellulaires seraient-ils apparus d’une manière aussi instantanée ?
— Bien sûr que non ! Le raccourci dramatique de ma description vise à faire apprécier le bond prodigieux que constitue le passage du monde des unicellulaires à celui des multicellulaires. Il s’agit d’une véritable révolution de la vie qui a été soigneusement préparée de longue haleine.
Dans le monde des unicellulaires, il n’y a pas qu’une multiplication d’organismes qui s’entredévorent pour s’alimenter. Pour survivre, des cellules génétiquement différentes s’associent pour accomplir des fonctions que ne pourrait remplir une espèce isolée. Ces socialisations chez les unicellulaires sont les ébauches du futur pluricellulaire ! Il y a eu et il y a encore ces regroupements d’espèces unicellulaires travaillant en symbiose et dont l’association est réciproquement profitable.
D’autre part, si nous prenions une distance suffisante par rapport au développement vital terrestre à ce niveau, nous pourrions apercevoir dans les diverses espèces d’unicellulaires les plans de premier jet des organes que l’on retrouve dans l’organisme multicellulaire. Ici, par exemple, telle espèce unicellulaire accomplit une fonction qui sera assumée par le système digestif du pluricellulaire. Là, tel autre groupe produit des substances qui circuleront dans le système lymphatique ou sanguin des organismes de l’étage au-dessus, etc.
— Vous soutenez que les divers organes d’un pluricellulaire sont déjà réalisés à l’état d’ébauche dans la collectivité unicellulaire ?
— C’est bien cela ! L’accouchement du monde des multicellulaires n’est pas un fait banal. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une nouvelle naissance de la vie. C’est grâce à la faculté de synthèse de la substance vivante qu’un tel enfantement a pu s’accomplir. La mise en action de cette faculté, qui consiste à rassembler dans une unité indivise des éléments multiples et divers, a permis la récapitulation, dans l’organisme pluricellulaire, des acquis réalisés dans la totalité du monde des unicellulaires.
Représentons-nous notre planète à une époque où prolifèrent en surabondance des êtres microscopiques formés d’une seule cellule. Je ne saurais trop dire l’étonnante nouveauté que constitue l’apparition d’organismes formés de plusieurs cellules dans un tel contexte. L’unicellulaire ne meurt pas, sinon par accident. Il se renouvelle en se subdivisant pour former deux organismes autonomes. Parvenues à la maturité, les nouvelles cellules se scindent à leur tour et ainsi de suite indéfiniment. La croissance des populations est exponentielle et atteint rapidement des nombres astronomiques.
Mais lors de la crise de croissance amenée par la saturation des niches planétaires, certains unicellulaires, tout en continuant à se subdiviser, ne se séparent pas. Après la mitose, les cellules demeurent liées les unes aux autres. Ainsi se forme un tissu cellulaire.
Les cellules de ce tissu possèdent au départ un caractère bien particulier. Contrairement aux autres espèces, toutes génétiquement adaptées à des conditions environnementales dont elles ne peuvent déroger de génération en génération, ces cellules sont plurivalentes. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas adaptées à une niche particulière de l’environnement. Elles sont ouvertes de ce fait à diverses possibilités structurales, de sorte qu’elles pourront éventuellement se spécialiser pour assumer diverses fonctions dans le corps du pluricellulaire.
C’est précisément en raison de cette non-spécialisation qu’elles ont besoin de se cimenter les unes aux autres pour survivre. Leur inadaptation à l’environnement les oblige à collaborer pour se défendre en groupe des conditions adverses. Ici, ce n’est pas le besoin d’adaptation qui suscite les transformations structurales. C’est plutôt le fait de l’inadaptation qui enclenche le processus évolutif. Ainsi, la faiblesse de ces cellules, du point de vue des unicellulaires, devient une force qui leur permet de déplafonner leur monde pour se propulser sur un nouveau palier.
En se multipliant, ces cellules polyvalentes peuvent évoluer et se spécialiser pour assumer diverses tâches, non plus cette fois dans l’environnement planétaire mais dans l’organisme pluricellulaire. Leur participation à la formation des organes du corps leur donne de reproduire globalement l’écologie planétaire des unicellulaires et fait qu’elles peuvent récapituler, dans la vie du multicellulaire, les acquis de la substance vivante du niveau inférieur.
C’est ici que se révèle la mémoire de la substance vivante. Les réussites trouvées lors de son parcours historique s’empilent et se synthétisent. Ainsi, la substance vivante progresse vers sa destination en inventant des solutions inédites et toujours nouvelles face aux obstacles rencontrés sur la route ascendante.
— La substance vivante possèderait une mémoire ?
— Une sorte de mémoire bien concrète qui se manifeste d’abord dans les organismes à la fine pointe de l’évolution. Ils charrient en effet dans leurs gènes les trouées libératrices sur le chemin parcouru par la force vitale dans leur lignée. Ils représentent donc la somme des réussites de la substance vivante dans l’histoire de son périple terrestre.
D’autre part, la substance vivante est dotée d’une mémoire plus générale et plus difficilement identifiable. Cette faculté permet à la force vitale d’investir prioritairement son énergie dans les organismes susceptibles de déboucher sur une augmentation de potentiel. Tant que le dynamisme de la vie peut trouver une ouverture dans les structures biologiques pour s’insinuer avec plus d’intensité, il poursuit sa quête du plus et du mieux vivre en délaissant les expériences qui se sont avérées improductives ou qui ont été dépassées. C’est-à-dire qu’il néglige les embranchements qui se sont révélés peu prometteurs au profit de ceux ouverts à des développements éventuels.
On peut trouver dans la croissance d’un conifère une image de ce déterminisme. La sève jaillit toujours avec plus de force à la tête du sapin pour fournir prioritairement l’énergie nécessaire à la croissance des nouvelles pousses du sommet. Quant aux branches basses, elles peuvent se dessécher sans que l’essor de l’arbre vers les hauteurs en soit affecté.
Il en est de même pour la substance vivante. Elle fonce en avant toute en passant prioritairement par les structures les plus évoluées du moment. Ce qui a pour conséquence une certaine démobilisation des expériences passées et dépassées.
Ainsi se constitue la mémoire de la substance vivante. Grâce à cette “faculté”, elle peut sauvegarder son dynamisme des errements, des cercles vicieux et des culs-de-sac dans lesquels elle risquerait autrement de s’enliser. Cette mémoire permet encore d’expliquer le fait que la substance vivante ne retourne pas en arrière pour reproduire les mêmes essais infructueux. Parce qu’elle élève de plus en plus les organismes sur la courbe ascendante, un retour en arrière équivaudrait à revenir à un niveau inférieur à celui déjà atteint. Ce qui constituerait une matérialisation, qui est une forme de mort.
— Cette mémoire que vous présumez ne s’expliquerait-elle pas par la sélection naturelle, l’un des paramètres de l’évolution identifié par Darwin ?
— La formation des multicellulaires ne va pas de soi. Serait-elle due au hasard, à un accident, ou même, à une pathologie, comme certains scientifiques pourraient le soutenir ? Le processus de sélection naturelle, par lequel on explique depuis Darwin l’apparition de nouvelles espèces, ne suffit pas pour rendre compte du bond structural qualitatif qu’implique le passage des unicellulaires aux pluricellulaires. Il ne peut s’agir ici du renforcement pendant des générations de certains comportements qui finiraient par s’imposer génétiquement ou de l’élimination d’espèces inadaptées produisant résiduellement des progrès chez celles qui s’adaptent.
On est ici confronté à un nouveau départ de la vie. Je ne sache pas que la philosophie matérialiste ait trouvé une explication suffisante d’un tel changement de niveau. Est-on même conscient des conséquences que cette véritable révolution vitale implique ? Entre autres, ce bond qualitatif indique un sens, une orientation, un axe de croissance, de développement de la substance vivante. Pour investir la matière, le dynamisme vital doit mettre en exercice une puissante faculté de synthèse. L’aiguillage qualitatif et ascendant qui est ainsi impulsé produit des fruits à tout le moins étonnants, comme la suite de l’histoire le démontre.
Entre le microcosme et le macrocosme, les pluricellulaires s’inscrivent à une nouvelle échelle de grandeur. En se développant sur ce nouveau palier à rebours de l’entropie, ils donnent une nouvelle et formidable impulsion à l’aventure de la vie. Les pluricellulaires se déploient dans un contexte qui transcende tant et si bien le monde des unicellulaires que leur croissance ne perturbe en rien l’étage inférieur. Les deux mondes sont séparés par un ordre de grandeur infranchissable et sont lancés indépendamment, chacun sur sa voie propre. Soit, la relative stabilité écologique au premier et la recherche du mieux vivre et du plus être au deuxième.
L’un des facteurs parmi les plus spectaculaires qui marque ce nouveau monde, c’est la sexualité. Nous pourrions étudier cette admirable invention de la substance vivante sous bien des angles. Bornons-nous ici à la considérer sous l’angle génétique.
C’est par division cellulaire que les unicellulaires se reproduisent. Durant la mitose, toutes les composantes de la cellule se dupliquent pour former deux cellules indépendantes possédant un bagage génétique identique. Avec l’invention de la sexualité, on assiste à une accélération considérable du dynamisme évolutif. Le fait que la reproduction nécessite l’union de deux spécimens porteurs d’un bagage génétique différent permet un brassage sans précédent de gènes et décuple le processus d’exploration de structures nouvelles.
L’on peut admirer ici encore l’intelligence géniale de la substance vivante. Elle pourvoit à une moitié seulement du bagage génétique des cellules reproductrices mâles et femelles pour que l’union de deux gamètes donne le jeu complet de chromosomes et de gènes d’un spécimen différent de ses géniteurs. Voilà une “technique” reproductrice que l’on peut dire formidablement bien pensée, n’est-ce pas ? Elle a pour conséquence, entre autres, un développement que je désignerai, faute d’un meilleur terme, par “individuation”, un mot habituellement réservé à la psychologie humaine.
Il existe une certaine forme d’individualité chez les unicellulaires. Chacun a une existence autonome même si tous les spécimens d’une espèce possèdent des caractères identiques. Mais l’individuation qui émerge de l’invention de la sexualité est décisive et sans précédent. Car chaque organisme du deuxième étage possède sa propre combinaison génétique. Ce qui en fait un être unique et sans pareil dans tout l’univers. La reproduction sexuelle est à la source d’une incalculable diversité d’organismes.
L’individuation des pluricellulaires nous amène à prendre conscience de la mystérieuse transition entre l’identité unicellulaire et l’identité multicellulaire. L’unicellulaire est un organisme indépendant, n’est-ce pas ? Il est autonome. Il forme une unité. Il a une existence individuelle. Concernant les multicellulaires, toute la question est de savoir comment une multitude de cellules individuelles peuvent former ensemble une nouvelle unité ? À plusieurs, ils n’ont pas plusieurs vies mais une seule, celle d’un individu unique !
Imaginons ce que peut représenter pour un unicellulaire l’intégration au multicellulaire. Sa participation à la collectivité corporelle ne peut s’accomplir sans un important sacrifice : la perte de l’autonomie, de l’indépendance. Même si la structure cellulaire n’est pas perdue, même si elle n’est pas fondue dans le tout de l’organisme, il demeure qu’elle est encadrée dans un ordre et une fonction stricte dont elle ne peut absolument pas s’écarter. Elle n’existe plus pour elle-même mais est au service du corps entier. Et si, par pure hypothèse, nous pouvions attribuer à la cellule une sorte de conscience de son existence, fût-elle infime, nous devrions encore constater le sacrifice de cette conscience au profit du pluricellulaire.
Mais il n’y a pas que des pertes encourues par la cellule dans sa participation à l’organisme multicellulaire. Elle tire aussi des avantages de son association à d’autres cellules. Sa qualité de vie s’en trouve intensifiée et portée à un niveau qu’elle n’aurait jamais pu atteindre à l’étage inférieur. La cellule passe à un ordre de réalités qui décuple ses potentialités et sa taille. Dans ce monde nouveau, son intégration à la vie multicellulaire la “sauve” de la matérialisation dans laquelle s’ankylose le monde des unicellulaires, qui n’a plus désormais le vent de l’évolution dans les voiles.
— Vous avez utilisé plusieurs fois le terme de matérialisation sans le définir. Qu’entendez-vous par là ?
— J’entends que les organismes qui ont cessé d’être réceptifs au dynamisme vital finissent par se replier sur les conditions de la matière. Parce qu’ils sont dépassés par les organismes au-dessus de leur niveau d’évolution, ils ne peuvent plus se tendre vers les hauteurs sur la courbe ascendante. Ils sont alors démobilisés du combat qualitatif et s’inscrivent exclusivement dans l’ordre quantitatif de l’horizontalité. Ainsi, ils se figent dans la forme atteinte ou peuvent même être entraînés éventuellement dans une chute de niveau vers les structures antérieures.
C’est cet arrêt d’évolution ou ce mouvement de régression que je qualifie de matérialisation. Le terme implique que des espèces se conforment à la matière ou sont entraînées dans la chute entropique plutôt que d’être propulsé par la tension ascendante. Elles se matérialisent avant de s’éteindre à plus ou moins long terme.
— Serait-ce à dire qu’elles cessent complètement d’évoluer et ne peuvent plus subir de changements structuraux ?
— Pas nécessairement ! Elles peuvent encore se transformer mais les changements biologiques qu’elles subissent s’inscrivent en négatif sur la courbe. Leur degré de matérialisation fait qu’elles se dégradent plus ou moins. Même lorsque vous arrêtez le moteur, l’automobile continue à rouler sur l’élan, n’est-ce pas ? Il en est de même pour les organismes matérialisés. Ils peuvent continuer leur course évolutive pendant un certain temps mais leur évolution marginale ne débouchera pas sur les formes qui s’imposeront dans l’avenir.
— Mais comment expliquez-vous les changements structurels que subissent les espèces ? Qu’est-ce qui provoque les altérations du code génétique ? Le hasard de la sélection des gènes lors de la reproduction sexuelle suffit-il à rendre compte des mutations du parcours évolutif dans son ensemble ?
— La sélection des gènes qui déterminent le futur individu n’a rien de hasardeux ou d’accidentel. Elle est le reflet des conditions qui président à l’union des gamètes dans le lieu secret de la fécondation. Parmi les facteurs qui entrent en ligne de compte, il y a en premier lieu les géniteurs, porteurs non seulement de gènes spécifiques mais d’une subjectivité, d’une expérience vitale propre à chaque spécimen. Et il y a la substance vivante en elle-même. Le contexte général de la vie est également décisif dans l’attribution des gènes.
Ce ne sont pas d’abord des causes provenant de l’ordre de la matière qui sont ici déterminantes. Nous savons que le versant vie de la réalité n’est pas matériel. Et puisque cette substance immatérielle a le pouvoir de saisir la matière pour l’animer, c’est à l’instant privilégié de la fécondation, lors de la sélection des gènes, qu’elle peut communiquer une surabondance d’énergie afin de donner au tissu vivant l’élan nécessaire à l’exploration de nouvelles avenues d’évolution. Au-delà de la mortalité des organismes individuels, au-delà des embranchements sans avenir, au-delà des culs-de-sac dans lesquels peut stagner la recherche de nouvelles formes, au-delà des aiguillages improductifs, la substance vivante poursuit sa route. Et cette route, c’est la courbe ascendante.
C’est au dynamisme de cette courbe que s’abouche la vie des organismes individuels. Et s’il est un moment décisif dans la formation d’un individu, c’est bien lors de la fécondation de l’unique cellule à son origine. Car c’est à l’instant précis de l’apparition d’un spécimen que la substance vivante peut incurver l’héritage génétique et explorer de nouvelles combinaisons qui permettront éventuellement à une nouvelle espèce de se positionner à un niveau supérieur sur l’échelle qualitative.
La reproduction sexuelle joue donc un rôle incontournable dans l’évolution. Dans la perspective du phénomène global de la vie sur notre planète, elle est essentiellement positive. Mais considérée sous l’angle des organismes individuels, elle a aussi un côté négatif. Si elle procure aux spécimens une jouissance ponctuelle lors de la copulation et de la fécondation qui s’ensuit, elle ouvre du coup la porte à l’échec de l’individuation : la mort éventuelle.
La mort n’existe pas chez l’unicellulaire, comme nous l’avons dit. Son type de reproduction en fait un organisme en quelque sorte immortel. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit indestructible. Des causes extérieures de toutes sortes peuvent le faire mourir. Mais s’il est tenu à l’abri des forces adverses qui peuvent le détruire, il pourra se reproduire indéfiniment, se renouveler en se subdivisant sans jamais parvenir à l’extinction.
— N’est-il pas exagéré d’attribuer l’immortalité aux unicellulaires ? Lors de la mitose, peut-on déterminer laquelle des deux cellules qui en résultent est l’originelle ?
— Vous avez raison de relativiser ma proposition. Considérons que cette cellule originelle a cessé d’être au profit de deux nouvelles entités. Nous devons alors constater que la naissance et la mort chez les unicellulaires sont un seul et même acte, elles sont, à tout le moins, simultanées.
L’invention de la sexualité, dont émerge la notion d’individuation, aura pour effet l’éclatement de cette simultanéité ! Parvenu à sa maturité, l’individu se reproduira et pourra encore poursuivre sa route tant et aussi longtemps que la vie pourra maintenir la cohésion des éléments qui le constituent. Éventuellement, pourtant, l’usure des liens organiques sous l’effet entropique l’entraîneront à la mort, après quoi se poursuivra rapidement la déstructuration complète du tissu. Le spécimen à un unique exemplaire résultant de l’invention de la sexualité cessera définitivement et pour toujours d’exister.
La mort est un drame pour l’organisme individuel. Mais pour la substance vivante, elle est une incontournable condition de progrès. Si elle n’était pas programmée en lien avec l’héritage génétique, l’environnement terrestre serait rapidement saturé et dominé par des organismes figés au niveau qualitatif qu’ils dominent et ne laissant aucune chance aux jeunes générations d’explorer de nouvelles pistes vitales. La mort purifie la Terre des ébauches provisoires suscitées par la substance vivante dans la recherche qu’elle poursuit au-delà des spécimens et des espèces. Le fluide vital ne pourrait pas en effet continuer sa route si l’environnement terrestre demeurait encombré par les vieilles générations.
— Dois-je comprendre que si la reproduction sexuelle favorise l’évolution grâce au brassage génétique lors de la fécondation des gamètes, elle handicaperait par la suite cette évolution en raison du lien biologique entre les géniteurs et leur progéniture ? N’y a-t-il pas là une contradiction, une incohérence ?
— Il y aurait en effet un problème si les organismes n’étaient pas mortels. C’est précisément le fait de l’extinction éventuelle des géniteurs qui résout la contradiction. La mort organique libère l’espace nécessaire à l’épanouissement d’une nouvelle génération et, avec elle, la possibilité d’exploration de nouvelles formes.
N’oublions pas que nous sommes situés ici au deuxième étage de la Maison de la vie. Pour s’imposer, le dynamisme vital exerce une pression propulsive contre l’entropie. Cette poussée dynamique se traduit chez les métazoaires[1] du deuxième niveau par une tendance à envahir l’environnement en s’imposant par la force. La loi du plus fort y prédomine dans le déploiement évolutif. Ce qui a pour conséquence qu’un multicellulaire adapté à une niche écologique particulière défend sauvagement son territoire contre toute agression ou tout envahisseur qui risquerait de compromettre sa maîtrise sur la portion de l’environnement qui échoit à l’espèce.
Dans un tel contexte, des rejetons présentant des caractères nouveaux seront perçus par leurs géniteurs comme une menace et seront systématiquement éliminés ou rejetés du milieu qui les ont vus naître. Car les éventuelles modifications de l’héritage génétique des descendants représentent pour les géniteurs une anomalie, un stigmate, une déficience qui menace la domination de l’espèce sur son territoire.
Si les caractères différents de la progéniture sont négatifs — c’est-à-dire que s’ils ne constituent pas un progrès par rapport à la démarche générale de la substance vivante — les jeunes spécimens auront peu de chances de s’épanouir en une nouvelle forme vivante. À moins qu’ils ne parviennent à s’arracher une existence de sous-espèce régressive.
Mais s’ils sont positifs, c’est-à-dire que s’ils autorisent la substance vivante à s’élever d’un cran sur l’échelle qualitative, ils pourront conquérir un territoire auquel leurs géniteurs n’ont pas eu accès en développant de nouveaux outils d’adaptation et de conquête. Tant et si bien que la progéniture pourra parvenir éventuellement à évincer de son territoire l’espèce dont elle est issue et contribuer de cette manière à son extinction. Ainsi, la condition mortelle nettoie l’espace environnemental des générations usées pour permettre l’essor de jeunes pousses, et avec elles, l’exploration de nouvelles avenues d’évolution.
— Je répugne à l’idée que la mort soit une condition du progrès de la vie. Le paradoxe me semble absurde.
— Je comprends que du point de vue anthropomorphique qui est le nôtre, la condition mortelle puisse paraître… inhumaine. Mais la mort individuelle n’est pas une totale absurdité. Le spécimen ne meurt pas pour rien. Il contribue au progrès général de la vie.
Si l’on considère la trajectoire de la substance vivante depuis la hauteur qualitative de la rationalité à laquelle notre humanité accède, l’on peut non seulement en induire l’utilité pratique de la mort mais en apprécier aussi une certaine beauté. Vue d’une hauteur aérienne transcendant l’espace et le temps, la procession grandiose de générations de vivants, qui tissent les mailles serrées de la biosphère, est admirable.
Observons-les qui pointent d’abord timidement sur notre planète comme une fragile pousse. Puis, elles grandissent, s’affermissent et se dressent fièrement l’instant d’une vie pour ensuite s’incliner, se courber et tomber non sans avoir préalablement semé la graine d’une autre génération dans la chaîne ininterrompue de la vie.
Même dans la mort, les spécimens continuent à être utiles. Les éléments dispersés du tissu organique dont elles sont constituées sert à enrichir l’assise matérielle de la substance vivante. C’est dans le sillage d’un “terreau” plus généreux que peut germer une génération plus forte, qui élève plus haut encore le flambeau de la vie.
— Votre lyrisme viserait-il à torpiller d’avance les objections que l’on peut avancer contre votre conception d’une substance vivante motivée par un objectif ?
— Cher Albert, comprenez-moi bien ! Je ne suis pas un calculateur mais un intuitif. Je cherche comme vous la vérité. Je ne présuppose pas une motivation. Plutôt, je constate un sens à l’évolution.
Prenons une comparaison. Celle de l’artiste peintre qui travaille sur son tableau tant qu’il n’est pas parvenu à exprimer ses dispositions subjectives. Le sujet de son tableau n’a pas autant d’importance pour lui qu’on serait porté à le croire. C’est un accessoire qu’il utilise, au même titre que ses pinceaux et ses couleurs, pour concrétiser sa pensée, pour projeter dans le monde extérieur une image de ce qu’il est en lui-même.
La substance vivante est cet artiste qui cherche dans la matière une voie d’expression. En animant les organismes, elle n’accomplit pas une œuvre qu’elle aurait planifiée et dont elle aurait déterminé d’avance les formes. Elle ne vise qu’à être elle-même, qu’à devenir dans la matière ce qu’elle est avant sa manifestation au travers des organismes.
Toute la question est de savoir ce qu’elle est et non de chercher à discerner des intentions, des motivations qui l’expliqueraient. Devrait-on se contenter de l’imaginer comme un fluide, une force intangible, une énergie informe hors de l’espace et du temps ? Lorsque nous considérons les organismes dans leur ensemble, une chose saute aux yeux. Depuis les humbles débuts microscopiques, les structures vivantes manifestent une montée qualitative qui se traduit extérieurement par une complexité croissante.
Pour peindre son tableau, le peintre commence par créer un fond, une première couche de diverses couleurs qui ne permettent pas encore d’identifier son sujet. Par la suite, il dessine des formes générales et y ajoute graduellement des détails de sorte que le sujet devient de plus en plus évident. S’il s’agit pour lui de représenter un paysage, la technique qu’il peut appliquer lui fera peindre pour commencer ce qu’il y a de plus lointain dans l’espace pour finir par ce qui est proche.
Ainsi en est-il pour la substance vivante. Le MONDE DES UNICELLULAIRES, c’est le fond du tableau. Sur ce fond, nous pouvons commencer à voir se dessiner des formes, c’est-à-dire le MONDE DES PLURICELLULAIRES. Pour les détails, nous y viendrons éventuellement au troisième étage, le MONDE DE LA CONSCIENCE RÉFLÉCHIE. Quant au sujet, il se révélera de lui-même au quatrième étage, le MONDE DE LA CONSCIENCE UNIFIÉE ou UNIVERSELLE.
[1] Animal dont le corps est constitué de plusieurs cellules organisées en tissus et organes.
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4 réponses à “14- Le monde des pluricellulaires”
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Même si je n’ai pas terminé, je partage déjà un bref commentaire.
Chapitre extrêmement dense où notre auteur aborde des thèmes très importants :
– La mort. « Les être unicellulaires ne meurent pas ». Lorsque meurt un pluricellulaire complexe, homme, bête ou arbre, c’est toute une « vie » qui se met à fourmiller à l’intérieur de « l’individu mort ». Peu de lui retourne à la matière.
– La mémoire, qui sera une faculté et une puissance de l’âme humaine. Elle doit donc commencer à se manifester quelque part. La mémoire jouera un rôle très important en tant que synthèse de l’histoire. Par la mémoire, tout est présent. En abordant cette notion ici, notre auteur fait preuve d’une belle audace et d’une grande originalité.
– La question de l’apparition des être pluricellulaires, évidemment. Notre auteur semble unir ici deux thèses en apparence opposées. Soit les pluricellulaires apparaissent par « association » d’unicellulaires (p. 168). Soit ils apparaissent par mitose non achevées (p. 169).
– Enfin, la sexualité, qui engendre un mutualisme obligatoire dont les répercussion seront infinies. -
Sur quelle base se fonde cette saga du passage du monde des unicelleulaires au monde des pluricellulaires, peut-on demander ? Sur les sciences ? Sur l’imagination ?
Ni l’une ni l’autre ! Une métaphore, alors ? Il s’agit en fait d’un exposé inspiré des paramètres de l’évolution humaine dont il sera éventuellement question dans cette étude. On part de certaines connaissances “expérientielles” acquises aux niveaux supérieurs de la Maison de la vie pour déduire le chemin de l’évolution aux niveaux inférieurs.
Procédé choquant ? Peut-être bien malhonnête parce que motivé par des présupposés inavoués ! À tout le moins, une méthode de recherche contraire à ce qui est normalement attendu. Toute étude ne devrait-elle pas se fonder sur une base objective, comme cela est exigé pour la connaissance de la matière ?
Mais en procédant à partir du volet tout extérieur du phénomène de la vie planétaire, on risquerait fort de ne pas comprendre les véritables enjeux en cause. On pourrait aboutir à des interprétations aberrantes, comme celles d’imposer l’évolution humaine par la force coercitive et de prétendre modeler l’humanité selon les intérêts ponctuels de quelque dictateur psychotique ou savant fou.
Si nous nous souvenons bien, c’est au terme de son parcours que l’évolution révèle pleinement son sens, sa signification. Il est donc tout à fait justifié de procéder à partir des constats acquis aux niveaux supérieurs et “expérimentiels” pour déduire le processus évolutif aux niveaux inférieurs.
Car si nous, dans notre humanité, nous parvenons à comprendre les paramètres responsables de notre progression dans le fleuve ascendant de l’évolution, alors cela devient un jeu d’enfant d’appliquer ces critères au tout début du processus évolutif puisque, sur tout son parcours, du premier au quatrième étage, la substance vivante est pareille à elle-même et agit partout de la même manière. -
J’ajoute ici deux autres commentaires
Dans cet entretien 14, « la substance vivante » est personnifiée à l’extrême. Cela finit par devenir agaçant. Quel est cet agent pensant et agissant qui semble tout conduire ? Si c’est Dieu, il faudrait le dire. Si ce n’est pas lui, il faudrait rester plus proche des faits. Sinon, on peut bien dire, comme le monde d’aujourd’hui : « La VIE fait bien les choses ». Je crois que notre auteur aurait avantage à demeurer plus proche d’une « 5e force », même si elle est différente, une « interaction », comme il a bien nommé les forces de la physique. Et de fait, ce seront, ultimement, les « relations » qui « agissent ».
Autre chose, notre auteur présente la mort des individus au service de l’évolution de l’espèce. J’ai bien hâte de voir comment, au 3e étage de la vie, il distinguera la personne humaine des individus dont il parle ici. Autrement, il ferait l’éloge de l’euthanasie et du nazisme. À suivre.-
Ce serait une très grave erreur de présenter la substance vivante comme une 5e force cosmologique. La première et principale raison en est que cette association réduirait la vie à la matérialité. Les 4 interractions, en effet, rendent compte de la formation de la matière et du cosmos. Il s’ensuivrait qu’une 5e force qui s’y ajouterait devrait être aussi de nature matérielle.
Au niveau de la discussion philosophique, cette conception cautionnerait le scientisme philosophique voulant que tout procède de la matière. De plus, elle réduirait à rien notre démarche très précisément fondée sur la distinction radicale et absolue entre matière et vie. Bien loin d’être une 5e force prolongeant les quatre autres dans l’espace et le temps, la substance vivante est une contre-force qui confronte en transcendant les 4 interactions, ce qui est bien démontré par le graphisme des Deux courbes.
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