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24- La chute

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— De toute évidence, ces arbres symbolisent des réalités intérieures et non des végétaux. Aucun végétal n’a de rapport avec l’ordre moral, comme c’est le cas ici. La « vie » et la « connaissance » ne produisent pas de fruits comestibles. Elles relèvent de qualités intérieures. Ce qui confirme le caractère subjectif du jardin d’Éden.

Ces “arbres” du “jardin” intérieur conditionnent l’exercice de la liberté. En créant l’être humain, Dieu a voulu un être libre, capable d’aimer. Il ne peut y avoir d’amour s’il n’y a pas d’abord la liberté. C’est pourquoi l’interdit divin n’a rien de gratuit. Ce n’est pas par caprice ou fantaisie qu’il est formulé. Dieu met en garde contre l’usage abusif de la liberté. L’écueil est là. L’homme doit s’y confronter inévitablement.

Dieu est comme une maman qui veut empêcher son enfant de se blesser. L’interdiction de la mère de ne pas jouer avec un outil tranchant ne signifie pas qu’elle voudrait blesser son enfant en représailles de sa désobéissance, n’est-ce pas ? De même, Dieu n’inflige pas la mort comme punition de la désobéissance du premier homme. C’est l’infraction elle-même qui entraîne la mort et modifie la réalité.

— La faute porte sa propre punition ! Mais l’enfant à qui on interdit de jouer avec un couteau peut éviter de se punir en apprenant à le manipuler !

— Son obéissance est la seule garantie qu’il puisse avoir de ne pas se couper. Il demeure pourtant vrai que s’il doit éventuellement apprendre à se servir du couteau, il devra tôt ou tard enfreindre l’interdiction ou, à tout le moins, être parvenu à un degré suffisant de maturité pour que l’interdit soit levé sans risque pour sa sécurité.

— L’humanité aurait-elle pu se développer dans l’Éden de telle manière que, parvenue à l’âge adulte, elle “consomme” sans danger l’arbre de la connaissance du bien et du mal .

— Examinons de plus près la problématique ! C’est « le plus intelligent de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits » (Gn 3, 1) qui incite à la désobéissance. Situons cet animal sur le graphique de la courbe ascendante.

« Le plus intelligent de tous les animaux » occupe une position immédiatement sous l’homme, n’est-ce pas ? L’auteur le représente sous l’image d’un serpent parce que le louvoiement de cet animal évoque la ruse et les détours trompeurs de l’astuce.

La pointe de ce qu’il veut dire, c’est que la tentation s’est insinuée dans l’intériorité des premiers humains par le biais d’une nature extérieure qui, tout en représentant un sommet de la vie terrestre au deuxième niveau, soit à l’étage du monde des pluricellulaires, demeure sous la position de l’homme et lui est subordonnée. La tentation du serpent constitue donc un appel à s’identifier au versant extérieur de la réalité d’où le corps est tiré.

Lors de mes entretiens avec Albert, j’ai montré que tout ce qui est perçu à l’extérieur de la conscience appartient au passé. Tandis que le devenir de l’univers se structure à partir du présent. Il s’ensuit que le devenir de l’homme ne se trouve pas dans le révolu et le dépassé extérieur mais dans ce qui est vécu au présent par la conscience, cette dimension intérieure grâce à laquelle l’être humain peut entrer en relation avec Dieu.

La tentation, d’autre part, passe par l’entremise de la femme. Ce qui renforce l’interprétation que l’incitation s’insinue par les sens externes. « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement » (Gn 3, 6). Sous l’image de la femme, l’auteur évoque la séduction des apparences. L’homme est attiré par le côté charnel — « l’os de mes os et la chair de ma chair ». La beauté plastique que révèlent les sens obnubile ainsi la conscience.

Dans le monde animal, au deuxième niveau de la Maison de la vie, les sens sont les moyens de communication des organismes avec l’environnement. Mais au niveau humain, le moyen approprié pour confronter la réalité extérieure, c’est désormais la rationalité.

Or, en se laissant déterminer par les sens, l’homme originel se dérobe de la dignité rationnelle dans laquelle il est appelé à grandir au troisième niveau, pour se conformer à une économie vitale de deuxième niveau. Il a cru ainsi pouvoir tirer avantage de la liberté dont il jouissait. Et comment ? En se faisant seul maître de lui-même. En prétendant autodéterminer son évolution par le pouvoir de décider de ce qui est bien et de ce qui est mal.

Mais la poursuite égocentrique de lui-même, l’orgueilleuse échappée dans le monde extérieur se révélait une flagrante illusion. Elle ne pouvait se réaliser qu’au prix d’une rupture. La transgression a produit un déracinement du terreau vital dont il était tiré. Pour se donner l’autonomie et une illusoire indépendance, l’homme originel s’est arraché du fondement qui le portait. Comme l’insensé qui scie la branche sur laquelle il est assis, il s’est coupé de la substance vivante qui lui insufflait toute la sève dont il avait besoin pour se développer. Et du coup, il tournait le dos à son Créateur.

— La conscience de nos premiers parents se serait dégradée au niveau des perceptions sensorielles ? Faut-il voir dans les sens la cause de la rupture ?

— Les sens n’ont rien de mauvais en eux-mêmes, comme nous l’avons dit. Ce sont d’admirables inventions de la substance vivante dans sa trajectoire évolutive vers la permanence. Grâce à ces structures biologiques extrêmement développées et affinées, les organismes peuvent affronter l’environnement pour assurer leurs nécessités vitales. Les sens constituent un développement essentiel à la survie des organismes au deuxième étage de la Maison de la vie.

Au troisième palier, c’est-à-dire dans l’humanité, les sens demeurent utiles mais ils devraient normalement y jouer un rôle de second plan. Car chez l’être humain, une capacité de plus s’ajoute à la perception sensorielle : la rationalité. Cette extraordinaire faculté décuple le pouvoir des sens. Au-delà du visible, elle s’ouvre sur un niveau de réalités auquel les sens n’ont pas accès. Son empire s’étend à la CONSCIENCE DE L’ÊTRE et à la CONNAISSANCE DE LA VIE.

Parmi tous les êtres qui pullulent sur la Terre, seul l’être humain détient cette faculté. Elle élève l’humanité à une dignité sans précédent dans l’économie vitale terrestre. C’est donc cette faculté, éminemment estimable, qui était ordonnée dès l’origine à régler la démarche humaine.

Or, qu’en a-t-il été pour nos premiers parents ? Se sont-ils d’emblée conduits selon la raison ? La rationalité leur conseillait, sous la forme de l’interdit divin, de ne pas s’engager sur la voie expérientielle du bien et du mal. Car des conséquences néfastes en découleraient logiquement. Mais à la première occasion qu’ils ont eue de choisir leur voie, révèle la Bible, ils se sont livrés à la séduction des sens.

Il faut dire que le serpent leur suggère une autre interprétation des faits que celui de la logique rationnelle. En conséquence de la manducation du fruit interdit, soutient-il, vous ne mourrez « pas du tout. Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 5). Le couple est trompé par ces suggestions. « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement » (v. 6).

Clairement, la réaction est sensorielle et non rationnelle. Elle voit l’arbre, elle évalue que son fruit doit être bon au goût, qu’il est attirant pour les sens. Elle en conclut qu’il est « désirable ». On assiste ici à un glissement de niveau, à un renversement des valeurs. L’ordre originel voulait que les sens soient au service de la raison. Le désir subordonnera la raison à la convoitise des sens.

— Ce serait donc le désir qui serait en cause ? Le désir du discernement en regard des réalités objectives serait responsable de la chute ?

— Le désir, c’est le signe d’un manque, d’une insuffisance, d’une incomplétude. L’animal qui a faim désire la proie pour s’en repaître afin de s’assimiler une nourriture dont il a besoin.

Chez l’homme, le désir ne se limite pas à ce qui contribue à maintenir la vie du corps. Il concerne aussi les besoins de l’intériorité. Il peut consister à convoiter un bien matériel ou spirituel pour se donner de l’assurance, de la solidité, du pouvoir et compenser ainsi une fragilité de sa structure, une incertitude du lendemain.

La première femme observe que le fruit est « désirable pour acquérir le discernement ». Le discernement dont il est question, ce n’est pas la rationalité puisqu’elle était déjà acquise dans l’état d’innocence (cf. Gn 2, 19-20), c’est le pouvoir de s’autodéterminer sans devoir se référer à l’ordre objectif de la création. La femme est “insécure”. Elle manque de confiance en l’efficacité des lois que le Créateur a inscrites dans l’univers.

Pour se sécuriser dans sa démarche d’assumer sa vocation humaine, elle ne veut pas dépendre de qui que ce soit. Elle veut décider par elle-même ce qui est bien et ce qui est mal. Elle convoite le privilège des dieux d’être à la fois juge et partie. « Vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 5).

Ici, le côté féminin de l’humanité brûle les étapes à venir de l’évolution. Avant de commencer à grandir, la femme de la Genèse veut être déjà rendue au bout du chemin de la croissance. Plus loin, la Genèse confirme cette interprétation. Après la chute, l’auteur met dans la bouche de Dieu une parole énigmatique pour justifier l’expulsion d’Éden du premier couple.

Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal. Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours (v. 22).

En d’autres mots, Dieu veut éviter l’avortement de son projet. Il prévient une naissance prématurée, un accouchement avant terme de sa créature. Car il veut en fait que l’être humain « vive pour toujours ». Plus tard, par ses prophètes, il promet de faire don de l’immortalité à l’humanité. Mais c’est au terme d’une évolution et non au début, en conclusion d’une démarche et non à son amorce.

Au tout début de l’humanité, la création n’est pas encore parvenue au degré de perfection à laquelle Dieu l’appelle. L’être humain a encore un long chemin à parcourir avant de parvenir au quatrième étage de la Maison de la vie, au seuil de la CONSCIENCE UNIFIÉE et de l’immortalité.

Dans un certain sens, la femme est à l’avant-garde. Elle est consciente de la destination ultime de l’homme. Mais pour parvenir à cette condition divine, elle commet l’erreur de se détourner de l’ordre rationnel de la création pour se rejeter paradoxalement sur les sens. C’est-à-dire sur une économie biologique antérieure à l’avènement humain.

Ainsi, le premier couple tombe dans le piège tendu par la convoitise d’un soi-disant pouvoir surhumain qui lui aurait permis de déterminer lui-même son destin. Cette aspiration illégitime a été l’élément déclencheur d’une condition qui prévaut dans l’humanité post-adamique. Ce que le premier couple a estimé « désirable » a amorcé dans chaque être humain la formation d’un EGO qui se greffe sur le MOI.

Depuis la chute originelle, en effet, le JE SUIS de la conscience se dégrade en l’orgueilleuse prétention d’être un centre autour duquel gravite l’univers. Désormais, les humains qui devront se tailler une place au Soleil ne déclareront plus humblement JE SUIS DANS LE MONDE mais “je suis le centre du monde”.

— Ce qui entraînera de dramatiques conséquences… Mais le fait que nos premiers parents aient été proches du monde animal, comme vous l’avez illustré sur le graphique, ne permet-il pas de comprendre, sinon même d’excuser leur réaction ? N’était-il pas inévitable que la femme ait été tentée de se comporter selon des réflexes apparentés au niveau antérieur sur la courbe ascendante ?

— Amie très chère, je comprends que vous vous portiez à la défense de votre homonyme, notre mère Ève. L’auteur biblique lui fait en effet jouer le grand rôle dans le récit de la chute. De là, on pourrait être tenté de lui imputer une plus grande responsabilité. Ou encore d’estimer son niveau intellectuel inférieur à celui de son compagnon.

Mais ces impressions ne sont pas conformes à l’intention visée par le rédacteur. Pour le dire en bref, la faute originelle n’est pas de nature sexiste. Si l’auteur du récit attribue des rôles différents à l’homme et à la femme, c’est pour montrer que toute l’humanité, sans distinction de sexes, est ici en jeu. Le couple qu’il met en scène à l’origine constitue l’archétype de l’être humain, « homme et femme il les créa » (1, 27).

Remarquons encore une fois que la chute est initialisée au niveau de la perception des réalités extérieures. La femme convoite le fruit interdit parce qu’il semble « bon à manger et séduisant à voir, et désirable pour acquérir le discernement » (3, 6).

On peut se demander si le discernement désiré ne serait pas assimilable à la connaissance objective. Car c’est un paramètre incontournable de toute connaissance objective de se constituer sans interférence de la subjectivité. Pour connaître objectivement, on doit s’abstraire de soi. Ce qui, en définitive, revient à exclure toute intériorité. Les connaissances objectives sont donc partielles et sont acquises au prix fort de l’oubli de l’ÊTRE.

C’est pourquoi l’homme, depuis toujours, est en quelque sorte viscéralement étranger à lui-même. Il vit exilé de sa profondeur intérieure. Il ne se connaît pas lui-même et c’est là son drame. Pour réaliser son ambition de tout connaître et contrôler ce qui est hors de lui, il renonce à ce qui le fait vivre, il renonce au PRÉSENT de la VIE pour se jeter dans l’espace et le temps afin de prendre possession de l’OBJET. Il troque l’ÊTRE pour l’AVOIR.

Voilà en quoi a consisté la faute originelle. Quand et comment s’est effectuée cette chute ? Est-il si important de le savoir ? Probablement que nous ne le saurons jamais. La faute demeure pourtant un trait caractériel incontournable du profil humain. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer ce qu’elle y produit. Elle fait que nous construisons notre vie et notre conscience sur l’espace et le temps, le passé et l’extériorité plutôt que sur le PRÉSENT DE LA VIE. Elle constitue structuralement une fuite du PRÉSENT et crée un monde d’illusion, un monde qui est incessamment dépassé parce que toujours au passé et n’a d’actuel et de réel que ce que l’homme fait exister en s’aliénant de lui-même.

Ce PRÉSENT, c’est le lieu de la communion à l’Être. Dieu n’est pas derrière les nuages. Il n’est pas extrapolé hors du monde objectif, hors du cosmos. Il est plus que proche! Il est en nous. Nous avons une tendance irrésistible à vivre comme s’il n’existait pas, alors qu’il est au principe même de notre être. Dieu est le Souffle par lequel nous vivons. C’est pourquoi, en se coupant de son intériorité, l’homme perd Dieu. Il pourra toutefois le retrouver éventuellement en remontant joyeusement vers la Source intérieure de sa vie comme un enfant qui se lance dans les bras de son Papa.

— La question reste de savoir comment, au niveau des phénomènes objectifs, la chute a pu se traduire. Devons-nous imaginer un couple qui aurait les traits extérieurs d’humains préhistoriques émergeant à peine de la condition animale et prenant une décision qui se répercutera dramatiquement sur le devenir tout entier du genre humain ? Devant la fragilité des débuts de l’humanité, peut-on encore croire que la chute était évitable ? L’humanité aurait-elle pu se développer complètement dans l’état d’innocence ?

— Dans le contexte des débuts préhistoriques, on peut en effet comprendre la fragilité des premiers humains à peine émergés dans la sphère de la rationalité. On les excuserait et serait porté même à questionner le Créateur pour avoir placé sur leurs frêles épaules une aussi énorme responsabilité, une croix que nous serions incapables de porter individuellement, même après des centaines de milliers d’années d’évolution.

Mais considérons ceci. Si un premier couple n’avait pas chuté, qu’est-ce qui aurait pu garantir que l’un ou l’autre de ses descendants ne tombe dans le piège du serpent ? Car même des esprits angéliques, pourtant dotés d’une intelligence et d’une perfection incomparablement supérieures à l’être humain, ont désobéi à Dieu.

Combien plus l’hybride fait de chair et d’esprit qu’est l’être humain, lancé sur l’éprouvant parcours de la vie terrestre, était-il en quelque sorte structuralement prédisposé à chuter. En raison de la liberté, il aurait été inévitable qu’un jour ou l’autre, des humains transgressent l’ordre divin. En transmettant à leur descendance, par le biais de l’éducation et du contexte culturel, le péché qu’ils auraient commis, ils auraient suscité une deuxième humanité. Ce qui aurait été un plus grand mal et aurait entraîné des conséquences plus funestes encore sur l’économie vitale terrestre.

Car une faute post-originelle aurait produit en parallèle une humanité pécheresse en conflit insoluble avec l’humanité innocente. Comme le chapitre quatre de la Genèse l’explique sous la forme de l’histoire de Caïn et d’Abel, l’humanité innocente serait perpétuellement tombée victime de l’humanité pécheresse. En sorte que le salut du genre humain n’aurait plus été possible sur une Terre devenue un véritable enfer d’injustice où les bons auraient été irrémédiablement massacrés par les méchants.

Nous pouvons donc conclure de cet argument par l’absurde que si l’humanité devait pécher, il fallait que ce soit dès l’origine pour qu’une forme ou l’autre de salut puisse survenir. Un salut d’ailleurs évoqué mystérieusement dès l’origine par le Créateur s’adressant au serpent. « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3, 15).

— Mais puisque que Dieu savait, dans sa prescience, que la chute se produirait et que des souffrances incommensurables s’ensuivraient, pourquoi a-t-il quand même créé l’humanité ?

— Pourquoi nous a-t-il quand même créés, demandez-vous en fait ? Voilà l’une des grandes questions auxquelles nous espérons répondre au cours de notre recherche. Mais nous ne prétendrons pas tenir une solution en escamotant le problème du mal. D’où vient-il ? Pourquoi y a-t-il des maux de toutes sortes sur notre planète ?

Le « mystère d’iniquité » (2 Th 2, 7) ne se laisse pas circonscrire en deux temps trois mouvements. Une démarche purement rationnelle n’y parvient pas. Il nous faudra faire appel à l’intuition pour englober en cohérence avec les diverses approches de l’énigme de la création que nous tentons de percer. Cette synthèse ne nous sera vraisemblablement donnée qu’en conclusion de notre exploration.

L’angle sous lequel nous pouvons présentement l’examiner, c’est celui d’une réinterprétation des chapitres deux et trois de la Genèse. Lu dans le contexte de l’évolution, le récit de la chute projette un éclairage sans précédent sur le mal dans l’humanité.

Souvenons-nous que la rationalité est constituée de réalités invisibles. Cette faculté est elle-même invisible. Je saisis l’invisible par l’invisible. Contrairement à l’œil, qui est un organe visible du corps, la rationalité est une faculté invisible de mon organisme. Elle ne tire pas son origine de l’extériorité, c’est-à-dire du corps et des sens physiques — bien qu’elle les utilise pour se constituer — mais de son enracinement dans la substance vivante. C’est du jaillissement intérieur de la vie que l’intelligence émerge sous la forme de la rationalité.

D’autre part, il n’y a pas que de l’intelligence dans cette réalité intérieure. La raison est un outil utilisé par un autre élément constitutif de l’intériorité : le MOI. Nous avons vu que le MOI se forme en synergie avec le développement de la faculté rationnelle dans l’espace intérieur laissé vacant par l’éclatement de l’instinct. Là où le comportement de l’animal était réglé par les pulsions instinctuelles, l’humain se détermine et agit en lien avec les intentions du MOI. La conscience d’exister à laquelle il accède lui confère une qualité inédite et sans précédent dans l’économie biologique terrestre : la liberté. La conscience que JE SUIS entraîne le constat JE SUIS MOI et, consécutivement, JE SUIS LIBRE.

Une liberté fondamentalement confrontée à deux options du développement. Celui de la substance vivante dans laquelle la rationalité est enracinée dans les profondeurs de l’intériorité et celui des sens par lesquels l’organisme se confronte à la matérialité extérieure. Le MOI se situe à la charnière de ces deux axes. En définitive, il joue le rôle d’interface entre les deux substances : la VIE qui réclame le dépassement qualitatif vers plus d’intensité et la MATIÈRE qui inscrit toute croissance horizontale sur l’axe de la chute entropique.

Le premier couple de la Genèse s’est confronté à cette polarité sous la figure de l’arbre du bien et du mal. Sa liberté ne lui imposait pas de choisir un pôle au détriment de l’autre. Théoriquement, il aurait pu grandir et évoluer en les gardant unis dans l’harmonie sans rencontrer de conflits.

Ici, le mot servir est une clef pour comprendre les enjeux du drame initial. L’homme originel, en définitive, avait le choix entre servir ou se servir. Pour servir, il suffisait qu’il exerce la rationalité en communion avec la grande VIE dont il avait reçu le souffle (cf. Gn 2, 7). Le MOI ne pouvait alors connaître que le bien, celui découlant d’actes cohérents par rapport à la montée ascendante de la substance vivante. Il ne lui était nullement nécessaire de connaître aussi le mal.

Mais il s’est laissé entraîner par les sens extérieurs plutôt que de se conduire selon les indications de la rationalité intérieure. Il a voulu connaître par les yeux « le bien et le mal » (Gn 3, 5). Il convoitait une complète autonomie, au risque même de faire l’expérience du mal. Il a voulu jouir du privilège de se déterminer selon les critères de son choix. Plutôt que de servir l’ordre existant imprimé dans la création par le Créateur, il a prétendu accéder au rang de la divinité pour créer son propre monde. « Vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux. »

Mais cette orgueilleuse ambition ne pouvait se réaliser sans grever la vie humaine d’un lourd tribut. En se rejetant sur les sens plutôt que sur la raison, le premier couple a sectionné le MOI de sa racine ontologique. Il a brisé les attaches destinées à relier l’humanité naissante au terreau de la substance vivante. Il tournait ainsi le dos à la cohérence vitale intérieure qui le portait jusqu’à la raison pour se rejeter sur l’ouverture des sens à l’extériorité… conséquemment, à la chute entropique.

— J’ai peine à concevoir les effets que cette mauvaise décision a produits pour le devenir de l’humanité.

— Une première conséquence s’est manifestée par la formation d’une structure parasitaire du MOI. Nous savons que le MOI se constitue en corollaire de la conscience rationnelle, une conscience qui prend acte de l’être, et, secondairement, d’elle-même. L’auteur de la Genèse identifie le MOI lorsqu’il met dans la bouche de l’homme confronté pour la première fois à sa femme : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair » (2, 23). Sous les expressions « mes os… ma chair… », c’est le MOI qui s’exclame, n’est-ce pas ?

La scène se déroule avant la chute ! L’auteur reconnaît donc la légitimité du MOI. D’autant plus que le Créateur, selon lui, provoque et observe la réaction de l’homme en lui amenant tous les animaux après leur formation « pour voir comment celui-ci les appellerait » (Gn 2, 19). Comme si Dieu avait voulu confirmer les aptitudes essentiellement positives de la créature qu’il avait élevée à la conscience d’elle-même.

Après la rupture des racines le reliant à la source de la vie, le MOI subit une mutation artificielle et illégitime. Il cesse alors d’être admiratif de l’être, il ne s’étonne pas de posséder l’existence, il ne s’émerveille plus d’être vivant. À la place, il se fait le centre du monde pour acquérir un pouvoir factice sur l’OBJET. Il s’attribue le privilège d’un dieu qui n’a de compte à rendre ni à Dieu ni à personne. Il s’autonomise au point de se séparer, de s’isoler, de se mettre à part de tout ce qui existe. Voilà le péché originel et voilà comment l’EGO entre en scène dans l’humanité.

— Je comprends maintenant que Dieu ne peut pas être tenu responsable de la faute, même partiellement. Le Créateur n’aurait pu se faire complice d’une telle illusion sans contrevenir à Son acte créateur.

— Ce n’est encore que le début des effets découlant de l’orientation négative du genre humain à partir de l’origine. La Bible raconte qu’après avoir commis la faute, le premier couple a été chassé d’Éden (Gn 3, 22-24). Qu’est-ce à dire ?

L’Éden n’est pas un site géographique, comme nous l’avons noté maintes fois. Il représente en fait l’état subjectif de l’être humain à son émergence du monde animal. Le premier couple est alors parfaitement innocent aux vues du Créateur. L’homme et la femme vivent en harmonie et en union avec la création. Ils sont alimentés d’énergies vitales par les racines qui relient leur être intérieur à la substance vivante et, au travers elle, à Dieu, source ultime de la vie. La joie, le bonheur sans failles qu’ils éprouvent, c’est de leur enracinement dans le projet de Dieu qu’ils le tirent.

Projet alors manifeste à leur regard contemplatif, empreint de candeur et d’amour confiant. Projet qui se révèle clairement à nous aujourd’hui par la trajectoire ascendante de la substance vivante à contrecourant de l’entropie de la matière — ce retour de la création vers la Source originelle avec grand déploiement d’admiration, de reconnaissance, de louanges et d’amour.

Voilà l’Éden intérieur dans lequel ils étaient établis et dont ils se sont eux-mêmes séparés en sectionnant leurs racines vitales pour s’autodéterminer indépendamment de la cohérence universelle. Déracinés de leur raison d’être et pour combler le vide causé par cette rupture, il ne leur restera plus qu’à se rejeter sur l’extériorité, soit le monde perçu par les sens. Et là, leurs yeux se sont effectivement ouverts (cf. Gn 3, 5) sur les chocs et les accidents de la matière. Ils se percevront désormais comme des exilés, jetés dans un monde hostile où ils devront livrer un incessant combat pour s’assurer une sécurité incertaine et un bien-être relatif.

— J’aimerais comprendre comment votre analyse peut s’appliquer à une perspective anthropologique. Entre le moment où l’homme a émergé de la condition animale et la chute, la nature pouvait-elle être différente de ce que les recherches paléontologiques ont trouvé à ce jour ?

— Très chère Ève, vous étonnerai-je si je vous exprime l’avis que rien de la réalité objective, avant ou après la faute, n’a changé ? Ce qui, à première vue, ne semble pas conforme à l’interprétation théologique classique voulant que la souffrance, les maladies et la mort sont entrées dans le monde comme conséquences du péché originel.

Selon cette conception, nos premiers parents auraient été dotés de qualités dites préternaturelles, comme l’agilité, l’impassibilité et l’immortalité. En chutant et à la suite de leur expulsion de l’Éden, non seulement le premier couple serait-il devenu vulnérable, sujet à la maladie, porté au mal et condamné à mourir mais il aurait entraîné dans son sillage la création tout entière, désormais affligée par la dégradation et la corruption.

Dans un effort pour accorder cette vision issue des spéculations théologiques des premiers siècles de l’Église avec les connaissances que nous avons aujourd’hui de la réalité objective, certains théologiens ont avancé l’idée d’une création hors du temps dans une sphère de réalités inaccessibles à la rationalité. Ainsi, selon cette optique, Dieu aurait créé un monde idéal, hors du temps et de l’espace que nous expérimentons. Ce serait de ce niveau transcendant qu’aurait chuté le premier couple humain dans un corps de chair (non plus un corps spirituel), entraînant avec lui un monde pourtant créé parfait et achevé dès le commencement.

Cette interprétation me semble représenter un grave danger pour la cohérence de la foi. Car elle renverse la perspective d’une évolution orientée vers la perfection et la spiritualisation par une trajectoire inverse de dégradation vers la matière et, conséquemment, vers le mal, la souffrance et la mort. Une telle représentation peut conduire à juger la matière intrinsèquement mauvaise et inspirer une vision pessimiste de la création dans laquelle le salut n’est possible que par voie d’évasion, par une fuite du réel.

Par ailleurs, quelle que soit la virtuosité intellectuelle par laquelle cette vision est rendue, elle ne permet pas d’harmoniser le concept religieux de la chute originelle et les données des sciences. Car la réponse qu’elle avance à cet égard s’apparente au mythe et non à la connaissance objective. D’une part, elle ne peut s’appuyer fermement sur la révélation biblique pour démontrer son hypothèse et, d’autre part, elle ne résout rien non plus sur le plan scientifique en postulant un niveau invérifiable de création qui transcenderait le nôtre.

Le point de vue scientifique réclame en effet de reconnaître la vérité objective voulant que le corps humain tire son origine de l’animal. Et dans ce règne, les maladies et la mort existent depuis les premières cellules vivantes jusqu’à nos jours.

 Ces effets auraient-ils pu être surmontés lors de la création du premier couple ?

— Si l’on considère la réalité à partir de la plateforme d’observation biologique, rien ne l’indique et aucun indice ne permet de considérer, même de loin, la possibilité que des conditions objectives exceptionnelles ont pu s’appliquer aux premiers humains. Aux yeux des sciences positives l’homme est apparu comme un organisme biologiquement vulnérable. Et encore, un organisme dont la mort est déjà programmée dans les gènes dont il hérite.

— Vous rejetez donc l’enseignement traditionnel sur l’invulnérabilité et l’immortalité du premier couple humain ?

— Comprenez-moi bien ! Ce que je mets en doute, c’est une certaine interprétation théologique qui peut être modifiée sans faire courir de risques aux fondements de la foi. Cette interprétation, issue d’un contexte culturel auquel nous sommes devenus étrangers, peut être remplacée avantageusement par une autre qui réponde aux questions d’aujourd’hui.

L’aggiornamento, c’est-à-dire la mise à jour de la pastorale ecclésiale, devra résoudre le conflit apparent entre les connaissances scientifiques et les données de la foi. Ce faisant, elle devra coller de manière crédible au récit biblique tout en projetant sur le texte une nouvelle lumière.

L’invulnérabilité et l’immortalité dont il est question peuvent s’entendre de la dimension vitale de l’homme, de son intériorité, de son esprit, de son âme et non de ses attributs physiques. Plusieurs passages du récit biblique renforcent cette interprétation. L’auteur de la Genèse, par exemple, précise que le corps est formé par le médium de la matière terrestre, tandis que la partie vitale est insufflée directement par Dieu (cf. Gn 2, 7).

Puisque cette vie, qui anime l’homme de l’intérieur, c’est le souffle même de Dieu, c’est encore ce souffle qui est porteur de « l’image de Dieu » (Gn 1, 27). De toute évidence, la « ressemblance » avec le Créateur n’implique pas l’aspect physique extérieur. Elle concerne le principe vital intérieur par lequel l’homme entre en relation avec son Dieu. Une familiarité que l’auteur évoque par les échanges entre la créature et le Créateur et cette énigmatique allusion aux « pas » de Dieu se promenant « à la brise du jour » (Gn 3, 8) dans le jardin “planté” dans l’intériorité humaine.

C’est en tant que Créateur de la vie, et non sous une forme perceptible par les sens, que Dieu entre dans l’intimité de l’homme. Pour bien le comprendre, on se doit de renoncer à la conception anthropomorphique d’un Dieu créant les réalités, et particulièrement l’homme, de l’extérieur, comme un sculpteur sa sculpture. À l’extérieur, ce sont les causes secondes qui sculptent les formes. Tandis que c’est de l’intérieur que Dieu poursuit son œuvre créatrice. Dieu est intériorité et c’est de l’intérieur qu’il suscite l’évolution des organismes. Son image et sa ressemblance sont dans l’homme puisque la VIE — le souffle même de Dieu — habite l’intériorité.

En cela, le premier couple a pu être immortel et invulnérable. Tant qu’il demeurait enraciné dans la source de la vie, le corps pouvait mourir mais la conscience ne pouvait ni s’éteindre ni en être altérée. Tant qu’il se livrait entièrement au jaillissement intérieur de la vie qui le maintenait perpétuellement en la présence de Dieu, le corps pouvait être éprouvé mais ni le bonheur de vivre ni la louange au Créateur pouvaient en être affectés.

— Ce ne serait pas la réalité objective qui aurait changé mais la perception de la réalité développée après la faute ? Il me semble difficile d’accorder cette théorie avec l’interprétation traditionnelle du récit.

— L’auteur du deuxième récit de la création n’a pu vouloir décrire le contexte préhistorique de la chute. À l’époque de son écriture, il va de soi qu’il n’existait aucune source d’information à laquelle il aurait pu accéder pour rendre compte des circonstances objectives entourant la création de l’homme1. La culture de l’écrivain sacré ne permettait pas de distinction entre les mythes et les récits plus ou moins légendaires, et la discipline de l’Histoire telle que nous l’entendons.

Toutefois, je ne crois pas qu’il ait tiré les éléments de son récit d’une tradition orale quelconque. Son texte est nettement inspiré. Il lui vient de l’intérieur à la manière d’une révélation personnelle de la vérité. De sorte que l’œuvre littéraire allégorique qu’il en tire recèle des significations d’une grande profondeur, inaccessibles aux seules ressources de la rationalité.

Pour en extraire la substance, on doit d’abord comprendre que l’auteur vise à rendre compte du drame vécu dans l’humanité d’hier et d’aujourd’hui. Les causes de cette tragique condition générale sont si profondément ancrées dans l’intériorité humaine qu’il se doit de postuler un événement initiateur responsable. Mais il aurait pu tout aussi bien évoquer cette condition au présent, le sien ou le nôtre.

Pour communiquer la vérité qu’il visait à transmettre, il nous aurait alors incités à prendre conscience que ce péché, que nous qualifions d’originel, serait en train de se consommer dans l’humanité contemporaine. Il aurait pu encore extrapoler cette condition humaine en direction du devenir de l’humanité plutôt que du passé, à la fin du périple historique plutôt qu’à l’origine.

Depuis ses débuts, en effet, l’humanité est engagée sur une pente de plus en plus raide. Un chemin de facilité qui aboutira — à moins d’une volte-face, d’une conversion générale — au refus de Dieu au terme d’un processus historique et en conclusion d’une évolution négative aboutissant à la “matérialisation” de la vie humaine ou à l’extinction. En sorte que le péché originel ne se fixe pas définitivement à la Genèse de l’histoire mais à l’Apocalypse, à la fin pressentie par le dernier livre de la Bible. « Tous ont péché » (Ro 5, 12) en Adam, soutient saint Paul. Ce qui implique que tous les humains, à quelque époque qu’ils vivent ou vivront, sont complices de la faute et de ses effets.

Nous pouvons induire de ces considérations que le péché auquel tous les membres de notre espèce participent n’a rien changé de la réalité objective de la nature. C’est la perception que l’humanité a d’elle-même et du monde qui en a été affectée. Ici, en effet, il ne s’agit plus simplement de décrire ce qui est survenu à l’origine de l’humanité. Plutôt, il est question d’identifier les paramètres décisifs qui déterminent la perception de la réalité de tout être humain.

Cette perception est caractérisée par la séparation, la multiplicité, la division, la fragmentation. L’homme perçoit le monde à une distance telle de lui-même que sa conscience lui procure l’impression d’être à part, d’être isolé, et même, de subsister en conflit avec la création. Ce fossé résulte de l’arrachement de la conscience de sa racine ontologique. C’est une illusion puisque l’homme est une création dans la création, il vit dans le monde et non hors du monde, il fait bel et bien partie de cette réalité qu’il prétend réduire à ce qui lui est extérieur.

L’être humain se perçoit à part de tout parce qu’il a perdu le contact avec ce qui le fonde. Non seulement s’est-il isolé du monde qu’il perçoit par les sens mais il est étranger à lui-même. Ce que l’auteur de la Genèse exprime par le bannissement du premier couple de l’Éden (cf. Gn 3, 23-24).

Traduisons ! L’être humain subsiste en rupture de ban avec la source vitale de son être, ce jaillissement intérieur qui l’emporterait sur la courbe ascendante vers le sommet de l’Être. Laissé à lui-même, l’être humain ne comprend pas qui il est. Dans son intériorité, il ne perçoit aucune lumière pouvant lui révéler sa raison d’être. Lorsqu’il s’examine en son for interne, il n’éprouve que le vide envahi par des ténèbres de non-sens qui alimentent dans sa conscience un inéluctable relent d’amertume et la nostalgie d’un paradis perdu.

Exilé de son intériorité propre, il ne lui reste plus qu’à se rejeter sur la multiplicité des choses qui l’entourent. Parce qu’il perçoit en parties, en objets séparées, il ne peut saisir le sens global de la réalité. Il vit en égaré du chemin qui lui permettrait de remonter spontanément à la Cause première de la réalité. Ce qui l’incite à dépenser ses énergies pour contrôler les multiples causes secondes menaçantes qui l’assaillent de l’extérieur afin d’évacuer le mal de vivre qui le ronge. Ainsi, il en vient à ambitionner de tout inventorier, de tout connaître de sa planète et du cosmos, de tout posséder mais il reste aux antipodes de la connaissance de lui-même. Il ignore qui il est et pourquoi il est !

Voilà l’homme condamné à vivre à la superficie de lui-même, coincé en sandwich par une double aliénation. L’aliénation intérieure de ses racines vitales qui le prive de sa raison d’être et de l’orientation épanouissante de son existence ; l’aliénation extérieure qui en fait un étranger jeté dans un monde hostile dont il ne ferait pas partie mais qu’il se doit d’attaquer agressivement pour gagner le droit de vivre.

— Dans ce contexte, on peut comprendre comment le développement parasitaire de l’ego puisse prendre le pas sur celui de la personne, c’est-à-dire du MOI dans le sens noble où vous l’entendez.

— Cette double aliénation, en effet, engendre l’insécurité et la peur sur lesquelles se bâtit l’EGO. Après la faute, explique l’écrivain sacré, Dieu cherche Adam.

« Où es-tu ?  », dit-il. « J’ai entendu tes pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché » (Gn 3, 9-10).

Traditionnellement, on a vu dans cette « peur » un effet du désordre introduit dans la nature humaine par la faute. Ceci, à cause de la nudité à laquelle, notamment, les convoitises de la chair sont associées. Une interprétation renforcée par deux versets concernés par le rapport entre l’homme et la femme.

Or, tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre (2, 25). Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus (3, 7).

Mais cette « peur » peut découler plus significativement de la vulnérabilité acquise par la nature humaine après la faute. Parce que l’humanité s’est voulue indépendante, autonome, seule maîtresse de son devenir, elle est désormais livrée comme une proie aux forces extérieures. Pour actualiser ses ambitions, elle s’est trouvée à se séparer de la sécurité que lui procuraient ses racines vitales et ontologiques et au travers desquelles elle pouvait entretenir une relation confiante et amoureuse avec son Créateur. Des liens grâce auxquels elle pouvait se développer et croître en continuité et en harmonie avec la montée des vivants sur notre planète.

Un verset permet de confirmer cette dernière interprétation. L’auteur raconte que Dieu, avant de chasser Adam et Ève du paradis terrestre, prend la précaution de leur fabriquer « des tuniques de peau » (3, 21). Une prévenance d’un Dieu miséricordieux qui n’abandonne pas sa créature, même après son faux bond. Puisque la convoitise de la chair avait déjà été neutralisée par l’initiative des pagnes (3, 7), on peut en déduire que cette sollicitude divine visait leur protection à l’entrée d’un monde hostile où sévissent les intempéries et les aléas de toute nature. Auparavant, ils ne connaissaient pas les dangers d’un tel monde, leur conscience étant tout ancrée dans la sécurité de leur intériorité.

— Feriez-vous entendre que l’humanité innocente n’aurait pas été affectée par les accidents, les chocs brutaux, les maladies qui surviennent inévitablement dans le monde objectif ? Et qu’en serait-il alors pour la mort ?

— Je vous propose deux hypothèses à titre exploratoire. Peut-être estimerez-vous votre questionnement satisfait par l’une ou l’autre.

Avant la chute, on peut conjecturer que l’esprit humain — derrière lequel on pourrait apercevoir l’activité immanente de l’Esprit divin — aurait été assez fort et en contrôle de la matière pour assurer l’invulnérabilité, et même l’immortalité corporelle. Aujourd’hui, dans notre contexte post-adamique, on parlerait de ce pouvoir comme de l’ordre du “miracle” ou relevant d’une sphère “surnaturelle”. Dans cette optique, la chute aurait fait perdre à l’esprit humain son empire originel sur le physique. Elle aurait précipité l’humanité dans un rapport à la réalité où la matière exerce son poids sur l’esprit de l’homme plutôt que ce soit l’esprit qui la domine.

Mais un tel pouvoir extraordinaire sur le monde physique, qualifié de “don préternaturel” par la théologie classique, aurait, en toute logique, rendu la reproduction inutile. Dans mes entretiens avec Albert, j’ai avancé la thèse voulant que le système de reproduction biologique constitue une invention de la substance vivante pour pallier l’échec de la mort dans les organismes individuels. La reproduction de générations en générations, toutefois, rend possible la trajectoire ascendante de la vie vers la perpétuité. Une fois la permanence atteinte, la reproduction, conséquemment, perd sa raison d’être.

Or, en exerçant leurs dons préternaturels jusqu’en leur potentialités ultimes, toujours dans l’optique de la première hypothèse, nos premiers parents, poussés par la puissance divine, auraient pu théoriquement accéder à la permanence d’un corps immortel. Ils n’auraient donc pas eu besoin de se reproduire puisque la capture de l’objet poursuivi par la substance vivante, l’immortalité corporelle, aurait été à leur portée. Après avoir vaincu la mort, ils n’auraient pas eu besoin d’engendrer une humanité.

Ce qu’il me répugne d’admettre. Car selon la doctrine chrétienne, Dieu a voulu chaque être humain pour lui-même. « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre… » (Gn 1, 28), a-t-il enjoint l’humanité. De plus, dans ce scénario, la substance vivante ferait l’économie du troisième palier de la Maison de la vie, le monde de la conscience réfléchie, en sautant directement du deuxième au quatrième. Un bond invraisemblable puisqu’il aurait été incohérent par rapport à la structure des quatre interactions de la matière.

C’est pourquoi je ne favorise pas cette hypothèse et lui préfère de loin la deuxième possibilité. Elle s’appuie, comme le fait l’auteur du deuxième récit de la création, sur un avant l’aliénation qui affecte tous les humains nés sous le soleil. On peut évoquer cette antériorité comme une prédisposition candide, un état de simplicité et de béatitude ancrées dans une conscience harmonisée à la création parce que plongée dans la contemplation de la Source de l’être.

On peut supposer que dans un tel état, les accidents caractéristiques du déroulement de l’ordre objectif n’existeraient pas en ce sens qu’ils ne seraient pas perçus comme des accidents en étant expérimentés comme des manifestations d’une harmonie supérieure, d’un équilibre inhérent à la construction de l’univers. Quant à la mort physique, elle n’aurait pas été vécue comme une inéluctable et douloureuse fatalité mais comme une délivrance des limites qu’impose la matière à l’essor de la « vie en plénitude », une libération vers une vie plus haute et incomparablement plus intense, une porte donnant accès à des vibrations vitales bienheureuses et permanentes.

— Donc, l’humanité n’aurait pas expérimenté la souffrance et la mort dans l’Éden pour la bonne raison qu’elle en aurait été inconsciente ?

— Certaines disciplines religieuses, dans le bouddhisme par exemple, visent l’acquisition de l’impassibilité ou l’extinction de la souffrance. Un état de conscience si profond que la sensibilité du corps à la douleur ne peut plus atteindre ou moduler la conscience. Ce degré de méditation est obtenu lorsque la conscience, habituellement exercée dans un contexte de dualité, se fusionne à l’unité de l’Être. Il va sans dire qu’il y a un fort prix ascétique à payer pour atteindre un tel état. Très peu d’aspirants y parviennent.

Nous pouvons supposer qu’une impassibilité comparable a pu accompagner l’émergence de la rationalité à l’amorce du monde de la conscience réfléchie. La raison a pu s’allumer initialement dans une intériorité entièrement centrée sur la présence de l’Être Suprême, de sorte que l’impassibilité originelle a pu tenir de cet état. Un état, donc, découlant de la Source vitale et non un caractère physique inscrit dans le code génétique. La distinction est capitale. Elle permet de supposer que les dons préternaturels n’étaient pas des caractères corporels génétiquement transmissibles à une éventuelle descendance mais des attributs spirituels liés à la conscience de la réalité.

Cette approche du mystère originel de l’humanité comporte l’avantage d’harmoniser trois démarches de recherche de la vérité, dont les conclusions aboutissent plus souvent qu’autrement aux antipodes et se contredisent. Celles des sciences, de la philosophie et de la foi chrétienne.

D’abord, elle tient compte des conditions objectives qui ont précédé l’émergence de l’humanité. Dans l’optique scientifique, l’hypothèse d’une impassibilité psychique à l’amorce de la rationalité ne semble pas d’emblée invraisemblable — contrairement à l’invulnérabilité physique d’un organisme issu inopinément de la condition mortelle et vulnérable de la vie animale.

Deuxièmement, cette conception des dons préternaturels est philosophiquement cohérente par rapport à la trajectoire ascendante de la substance vivante. Dans cette perspective, la spiritualisation du corps survient au terme d’un développement encore à venir. Elle n’aurait donc pu être déjà réalisée à l’origine de l’humanité sans faire l’économie, comme nous l’avons dit, de l’étape d’humanisation au troisième palier de la Maison de la vie.

Enfin, le texte biblique me semble bien corroborer l’interprétation d’une faculté psychique d’invulnérabilité, tant pour la souffrance que pour la mort. L’auteur précise en effet que c’est Dieu Lui-même qui plante les arbres de l’Éden, dont « l’arbre de vie, au milieu du jardin » (2, 8-9). Un domaine que l’homme devra ensuite « garder » et « cultiver » (2, 15).

Quand Dieu “plante”, c’est dans l’intériorité. Le Créateur agit en passant par le souffle vital dont il est la Source. Et les arbres qu’il plante, ce sont les qualités, les vertus éthiques et esthétiques, les grâces de la vie intérieure dont Dieu fait cadeau à l’homme pour faciliter son développement dans les meilleures conditions possibles.

— Mais pourquoi Dieu aurait-il voulu empêcher l’homme de vivre « pour toujours », comme le précise la Genèse (3, 22) ?

— Avant la faute, l’homme et la femme pouvaient manger du fruit de l’arbre de vie. Seul celui du bien et du mal, était frappé d’interdit (2, 9.16-17). Ce qui laisse entendre que, dans l’état d’innocence, ils étaient branchés sur la source vitale qui jaillit dans le PERPÉTUEL PRÉSENT. Ils s’alimentaient intérieurement à même un fruit spirituel qui fait vivre toujours.

Mais après avoir goûté à l’illusoire indépendance de l’ordre créé, l’homme devient arrogant, cupide et frondeur. Ce que l’auteur du récit exprime par une mise en garde que Dieu se fait à Lui-même : « Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours » (3, 22).

Dieu veut empêcher l’homme de s’approprier la vie éternelle pour ses propres fins égocentriques. Il l’avait appelé à progresser, à grandir, à se développer, à évoluer en subordonnant son existence à la VIE « en plénitude » et non en se servant de la VIE pour se diviniser lui-même.

S’il était demeuré fermement ancré dans sa contemplation amoureuse, l’homme aurait pu continuer à évoluer en surmontant avec facilité les obstacles extérieurs qui se dressent sur la route de la croissance. Il aurait pu neutraliser les inévitables chocs qui surviennent sur le parcours entropique. Il aurait pu encore apprivoiser la nature “sauvage”, comme en témoignent les récits hagiographiques de certains saints, en pacifiant le règne animal inférieur. Voilà comment je comprends le don d’impassibilité.

Pour ce qui est de l’immortalité, je l’interprète comme un attribut de l’âme. Le “souffle” vital provenant de la substance éternelle du Créateur (cf. Gn 2, 7) ne peut pas mourir. La mort, en fait, n’existe pas. Ceux qui quittent ce monde ne vivent ni l’extinction de la conscience ni la décomposition du corps. Ils effectuent un transfert. La mort n’existe que du point de vue de ceux qui restent. Dans le contexte de contemplation de l’unité de l’Être, la mort aurait pu être vécue comme un simple passage, une libération, une plongée dans la Source du jaillissement incessant de la VIE AU PRÉSENT.

Lorsque Dieu prévient l’homme en s’adressant à lui dans l’Éden — c’est-à-dire en lui parlant dans son cœur — qu’il mourrait s’il décidait de contrevenir à l’ordre créé pour faire son propre monde, c’est de la mort spirituelle dont il parle. L’esprit en l’homme est le premier à subir l’effet de la révolte contre l’ordre dont il est issu. En se coupant de sa source, le principe vital se dessèche, l’âme est « passible » (2, 16-17) alors de vivre une mort intérieure sans pourtant vraiment s’éteindre.

Mais « le plus rusé de tous les animaux », symbole des sens externes, susurre un autre langage. « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! » (3, 1.4). Yahvé parle de la mort intérieure tandis que le tentateur, qui observe la femme de l’extérieur, la rassure à propos de la mort physique. Ève tombe dans le piège parce qu’elle ne comprend pas que Dieu et le serpent ne parlent pas de la même chose. La première femme ne fait pas de distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’esprit et le corps parce qu’elle appréhende toute la réalité dans la candeur de l’unité de l’être. Elle voit tout, dont elle-même, dans le tout. Il n’y a pas de dualité, pas de division dans son esprit.

Elle se laisse toutefois convaincre de saisir l’opportunité « d’acquérir le discernement » en se projetant hors d’elle-même par la voie des sens. Et de fait, après avoir opté pour l’indépendance de l’ordre créé, « leurs yeux à tous deux s’ouvrirent » (3, 6-7). Nos premiers parents ont ainsi troqué le regard du cœur pour le regard du corps. Détachés de la Source vitale intérieure qui leur faisait éprouver la réalité dans une aura de sécurité et de chaleur — comme le fœtus dans le sein maternel — leurs yeux corporels se sont ouverts sur un monde fragmenté, fissuré, fractionné en objets sans liens apparents entre eux.

Si bien que l’exercice de la rationalité objective dans l’humanité future visera désormais à redécouvrir, avec plus ou moins de succès, le réseau des liens qui tissent la réalité. Et ceci, pour parvenir péniblement à comprendre ce qui, à l’origine, était de l’ordre de l’évidence. Le « discernement » acquis par le premier couple a certes donné à l’humanité accès à la multiplicité mais au prix de la perte du sens de l’unité. De sorte que les humains se verront confrontés à un monde dont ils ignorent tout, tant de l’origine que de la destinée, un monde par conséquent imprévisible, un monde insécurisant, effrayant. « J’ai eu peur… » (3, 10), répond le premier homme à Dieu qui l’appelle. Peur de Dieu dont il s’est détourné intérieurement et peur du monde extérieur dans lequel il s’est jeté.

Dieu avait donc raison de prévenir — et non de menacer — du danger de mort. De fait, privée de ses racines vitales et laissée à ses seules ressources, l’humanité est morte intérieurement. C’est-à-dire qu’elle survit dans l’ignorance d’elle-même. Et il faudra une opération bien spéciale — que nous ne pourrions évoquer sans digresser longuement de notre sujet mais sur laquelle nous reviendrons en temps opportun — pour la ramener à la vie. Quant au tentateur, il ne mentait qu’à demi. Car la mort physique n’est pas survenue immédiatement après la désobéissance. Le corps a continué à vivre. La mort physique a été en sursis.

Avant ou après, la condition corporelle est la même. Le génome humain n’a pas été modifié par la faute. Dieu, par l’intermédiaire de l’auteur biblique, le confirme lorsqu’il fait prendre conscience à l’homme après la désobéissance : « Tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (3, 19). Il informe ainsi l’homme qu’il est un organisme structuralement mortel. La faute n’a pas transformé le médium (les causes secondes de la matière) utilisé par Dieu pour former le corps de l’être humain. Il a été fait de matière dès l’origine et à la matière il retourne éventuellement.


  1. Des scientifiques estime l’émergence de l’espèce humaine entre 200 000 et 4 millions d’années. L’écart dans cette évaluation s’explique par les critères utilisés pour définir la lignée biologique d’hominidés dont est issu l’homme moderne. ↩︎

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Ce livre présente une analyse approfondie du deuxième récit de la création de la Genèse, abordé sommairement dans l’article ci-contre.
La création :
mythe ou réalité ?
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L’arbre de la connaissance du bien et du mal de l’Éden intérieur conditionne l’exercice de la liberté. En créant l’être humain, Dieu a voulu un être libre, capable d’aimer. Il ne peut y avoir d’amour s’il n’y a pas d’abord la liberté.
Ce graphique positionne sur la Courbe ascendante de la vie la transition entre le sommet de l’évolution animal et l’amorce de l’évolution humaine.
Dieu n’est pas derrière les nuages. Il est en nous. Il est le Souffle par lequel nous vivons. C’est pourquoi, en se coupant de son intériorité, l’homme perd Dieu. Il pourra toutefois le retrouver éventuellement en remontant joyeusement vers la Source intérieure de sa vie comme un enfant qui se lance joyeusement dans les bras de son Papa.
Certaines disciplines religieuses, dans le bouddhisme par exemple, visent l’acquisition de l’impassibilité ou l’extinction de la souffrance. Un état de conscience si profond que la sensibilité du corps à la douleur ne peut plus atteindre ou moduler la conscience. Ce degré de méditation est obtenu lorsque la conscience, habituellement exercée dans un contexte de dualité, se fusionne à l’unité de l’Être. Il va sans dire qu’il y a un fort prix ascétique à payer pour atteindre un tel état.

4 réponses à “24- La chute”

  1. Les antipodes (matière et vie, extériorité et intériorité, etc.) proposés au départ des entretiens avec Albert comme postulats pour la quête du RÉEL, démontrent encore une fois leur pertinence et leur efficacité. Il y a là une clef pour accéder au sens profond de l’Écriture. De quoi releguer aux oubliettes le fondamentalisme superficiel rivé à la lettre du texte et encore, à des conceptions culturelles d’un autre temps entrelacées, inextricablement presque, aux authentiques énoncés doctrinaux. Le discernement entre les formulations accidentelles utilisées accessoirement par le scribe de la Genèsee et la révélation authentique de la Parole de Dieu est ici à l’œuvre, confornément à la recommendation de saint Jean-Paul II « de bien délimiter le sens propre de l’Écriture en écartant des interprétations indues qui lui font dire ce qu’il n’est pas dans son intention de dire »
    Dans la tradition culturelle du christianisme, on a beaucoup fait dire à la Bible, particulièrement à la Genèse, ce qu’il n’a pas été dans son intention de dire. Ces échos du passé sont des bruits que nous avons tout intérêt à réduire pour nous permettre d’entendre la Parole dans sa pureté originelle.

    1. Cher Paul, nous aussi, nous allons, inévitablement, faire dire à la Parole « ce qu’il n’a pas été dans son intention de dire ». C’est ce qui est magnifique. Depuis 3000 ans, les hommes de toute langue et de toute culture ont su puiser dans le même texte biblique des origines, de quoi alimenter leur réflexion et donner du sens à leur vie. Nous communions à tous ces gens, avec nos ombres et nos lumières.

  2. « Il ne peut y avoir d’amour s’il n’y a pas d’abord la liberté ». Affirmation fondamentale. Avec « l’apparition de l’amour » vient « l’apparition de la liberté ». Avec « l’apparition de la liberté », vient… tout ce qui en découle. La liberté est un plus grand mystère que le mal…
    « C’est l’infraction elle-même qui entraîne la mort et modifie la réalité. » Ce sont les « lois de vie », aussi universelles et éternelles que les lois de la physique. Et comme c’est dernière, elles demandent à être « découvertes » au long des siècles.
    « La pointe de ce qu’il veut dire, c’est que la tentation s’est insinuée dans l’intériorité des premiers humains par le biais d’une nature extérieure qui, tout en représentant un sommet de la vie terrestre au deuxième niveau, soit à l’étage du monde des pluricellulaires, demeure sous la position de l’homme et lui est subordonnée. La tentation du serpent constitue donc un appel à s’identifier au versant extérieur de la réalité d’où le corps est tiré. » Intéressant. Le péché est comme une « rétrogration ». C’est comme un vouloir-vivre animal qui nous tire vers le bas. De plus, l’inclination au péché se trouve toujours « dans le passé », ce que confirme, bien sûr, la psychologie. Plus encore, cela « fonde » la psychologie. Autre affirmation fondamentale de notre auteur qui mérite une sérieuse attention.
    « La beauté plastique que révèlent les sens obnubile ainsi la conscience. » Conflit entre les sens et la conscience qui doit se résoudre dans « l’univers de sens ».
    « Mais la poursuite égocentrique de lui-même, l’orgueilleuse échappée dans le monde extérieur se révélait une flagrante illusion. Elle ne pouvait se réaliser qu’au prix d’une rupture. La transgression a produit un déracinement du terreau vital dont il était tiré. Pour se donner l’autonomie et une illusoire indépendance, l’homme originel s’est arraché du fondement qui le portait. Comme l’insensé qui scie la branche sur laquelle il est assis, il s’est coupé de la substance vivante qui lui insufflait toute la sève dont il avait besoin pour se développer. Et du coup, il tournait le dos à son Créateur. » Une belle première synthèse ! L’illusion est à la racine du péché. Le bonheur illusoire que l’homme « imagine » mais qui ne correspond pas à la pleine réalité.

  3. « Le point de vue scientifique réclame en effet de reconnaître la vérité objective voulant que le corps humain tire son origine de l’animal. » Ce qui est dommage dans cette histoire, c’est ce que ce sont toujours les croyants qui font l’effort d’intégrer les données de la science, et jamais l’inverse. Sur cette question du péché et du mal moral, il serait intéressant que les scientifiques se mouillent un peu. Le mal existe. L’être humain est le seul être vivant qui détruit la création. Comment cela a-t-il commencé ?
    « En cela, le premier couple a pu être immortel et invulnérable. Tant qu’il demeurait enraciné dans la source de la vie, le corps pouvait mourir mais la conscience ne pouvait ni s’éteindre ni en être altérée. Tant qu’il se livrait entièrement au jaillissement intérieur de la vie qui le maintenait perpétuellement en la présence de Dieu, le corps pouvait être éprouvé mais ni le bonheur de vivre ni la louange au Créateur pouvaient en être affectés. » Cela rejoint, en quelque sorte, la thèse de saint Paul. « Et vous, vous étiez des morts, par suite des fautes et des péchés qui marquaient autrefois votre conduite, soumise aux forces mauvaises de ce monde, au prince du mal qui s’interpose entre le ciel et nous, et dont le souffle est maintenant à l’œuvre en ceux qui désobéissent à Dieu » (Ep 2, 1-2).
    « On peut supposer que dans un tel état, les accidents caractéristiques du déroulement de l’ordre objectif n’existeraient pas en ce sens qu’ils ne seraient pas perçus comme des accidents en étant expérimentés comme des manifestations d’une harmonie supérieure, d’un équilibre inhérent à la construction de l’univers. Quant à la mort physique, elle n’aurait pas été vécue comme une inéluctable et douloureuse fatalité mais comme une délivrance des limites qu’impose la matière à l’essor de la « vie en plénitude », une libération vers une vie plus haute et incomparablement plus intense, une porte donnant accès à des vibrations vitales bienheureuses et permanentes. » Je privilégie, moi aussi, cette deuxième formulation. D’ailleurs, la vie chrétienne authentique nous en fait retrouver une bonne partie dans la confiance en Dieu.
    « Nous pouvons supposer qu’une impassibilité comparable a pu accompagner l’émergence de la rationalité à l’amorce du monde de la conscience réfléchie. La raison a pu s’allumer initialement dans une intériorité entièrement centrée sur la présence de l’Être Suprême, de sorte que l’impassibilité originelle a pu tenir de cet état. Un état, donc, découlant de la Source vitale et non un caractère physique inscrit dans le code génétique. La distinction est capitale. Elle permet de supposer que les dons préternaturels n’étaient pas des caractères corporels génétiquement transmissibles à une éventuelle descendance mais des attributs spirituels liés à la conscience de la réalité. » Là encore, nous touchons le chemin de la sainteté. Celle-ci ne se transmet pas de manière génétique mais par un mode de « contemplation transformante ».
    « Le « discernement » acquis par le premier couple a certes donné à l’humanité accès à la multiplicité mais au prix de la perte du sens de l’unité. De sorte que les humains se verront confrontés à un monde dont ils ignorent tout, tant de l’origine que de la destinée, un monde par conséquent imprévisible, un monde insécurisant, effrayant. « J’ai eu peur… » (3, 10), répond le premier homme à Dieu qui l’appelle. Peur de Dieu dont il s’est détourné intérieurement et peur du monde extérieur dans lequel il s’est jeté. » Extrêmement intéressant tant il est vrai que toute la vie spirituelle repose sur cette quête de l’unité, et même de l’union transformante. Plus je cherche à comprendre avec ma raison, plus je risque de m’éloigner de la parfaite communion d’amour.

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