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Albert : En conclusion de notre premier entretien, vous avez soutenu qu’il existe deux sortes de structures dans la nature. Des formes accidentelles et des formes intelligibles. Permettez que j’anticipe –, vous associez les premières à la matière et les secondes à la vie, n’est-ce pas ? Et pourtant, la matière aussi est intelligible, comme d’ailleurs vous l’avez soutenu à propos des quatre forces fondamentales. N’y a-t-il pas là une incohérence ?
– Merci de souligner la contradiction apparente. Elle relève en partie du vocabulaire. Plutôt que de parler de « formes intelligibles », peut-être vaudrait-il mieux les dire “intentionnelles” ou encore “essentielles” par opposition à “accidentelles” ?
D’autre part, notre réflexion concerne le niveau des phénomènes dans lesquelles nous faisons l’expérience de la réalité. Je dis que les structures matérielles sont accidentelles dans le sens qu’elles sont entièrement déterminées par le contexte et soumises aux lois de la matérialité. Le pic neigeux de la montagne ; le ruisseau qui en dévale en creusant son chemin entre les escarpements rocheux ; la Lune qui gravite autour de la Terre ; le Soleil qui maintient l’une et l’autre dans son orbite ; bref, les structures purement matérielles sont invariablement sculptées de l’extérieur par les contingences spatiotemporelles.
Mais il y a des exceptions. Le penseur de Rodin et la charpente de l’édifice dont nous avons parlé lors de notre premier entretien sont des structures intelligibles. Il faut toutefois noter que l’intelligibilité de ces structures ne provient pas de la matière elle-même mais des humains qui ont harnaché cette matière en projetant sur elle une structure intelligible issue de leur rationalité. Et il en est de même pour toutes les formes que l’homme fabrique afin de maîtriser les “accidents” en provenance de la matérialité extérieure. Elles sont intelligibles uniquement parce qu’elles sont des créations humaines.
Prenons une nouvelle comparaison pour bien identifier ce qui distingue les deux formes l’une de l’autre, soit, finalement, ce qui relève de la matière et ce qui ressort de la vie.
L’accumulation de tous les matériaux nécessaires à la construction d’une automobile n’en donnera jamais une, n’est-ce pas ? Au cours des quelque 13,7 milliards d’années d’existence du cosmos, le hasard pourrait faire à la rigueur – encore que j’en doute – que tous les matériaux de base requis, dans leur exacte mesure, se retrouvent pêle-mêle dans un tas quelque part sur une quelconque planète. Mais un tel hasard pour le moins extraordinaire, sinon même invraisemblable, ne suffirait pas pour faire une automobile.
Pour obtenir une automobile, il faudra d’abord élaborer des plans très précis et recourir à d’habiles constructeurs. Il faudra fabriquer des centaines de pièces et les agencer méticuleusement avec une précision parfaite. À remarquer que le moindre oubli empêchera la structure complexe de fonctionner. Chaque élément est essentiel et doit être mis très précisément à sa place pour que le moteur puisse démarrer et la voiture rouler.
Eh bien ! le tas de ferrailles sur la planète inconnue, c’est le numéro chanceux que le croupier du hasard tire de temps en temps des accidents de la matière. Le hasard peut faire bien des choses. Mais nous savons que le hasard est en cause précisément lorsque nous constatons l’absence d’une intention. Le rocher Kokomis de notre précédent entretien n’a jamais été voulu pour lui-même. Il n’a pas fait suite à un processus intelligible.
L’automobile, au contraire, manifeste une intention. Toutes ses parties visent une seule fonction. Celle de rouler. Chaque pièce est dessinée pour jouer un rôle essentiel dans l’organisation de l’ensemble en vue de l’objectif déterminé au départ. C’est cette intention qui fait que l’automobile est une structure intelligible.
Or, une telle intelligibilité apparaît particulièrement évidente dans les structures vivantes. Elles peuvent investir la matière, évoluer et pulluler – créant ainsi la biosphère ou, selon le terme traditionnel, la nature – parce que les éléments dont elles sont constituées sont agencés rigoureusement pour fonctionner selon un ordre intangible, nécessairement produit par une pensée.
– Je ne saisis pas très bien le rapprochement, pour le moins inattendu, que vous faites entre la construction d’une automobile et les organismes vivants.
– J’en induis que les structures de vie sont à la pensée ce que celles de la matière tiennent de l’accident. Ma comparaison veut servir d’amorce à un sujet sur lequel nous devons maintenant porter une particulière attention. Car l’identification des caractères distincts des structures matérielles et des structures vivantes est primordiale. Elle est à la base d’une appréhension globale de la réalité.
Prenons d’abord la matière. Lorsque nous nous y référons, nous parlons d’une chose que, dans un sens, nous ne connaissons pas. Si nous tentons de l’atteindre dans son fondement, elle échappe à l’observation. Les physiciens affirment que les particules dont sont composés les atomes (électrons, protons, neutrons) ne sont pas à proprement parler des objets nettement définis. On compare parfois leur organisation au système planétaire. Mais lorsque l’on tente de décrire leur mode d’existence, l’on a recours à des termes comme champs de force, ondes, vibrations, oscillations…
Selon la physique quantique, le physicien ne peut prédire la trajectoire d’une particule individuelle. Il ne lui est possible que de prévoir celle d’un ensemble. Ces infimes parcelles de réalité obéissent à des règles collectives immuables mais leurs comportements individuels échappent à l’analyse.
L’on peut trouver un exemple d’un tel paradoxe dans la lumière. Est-elle faite de particules appelées photons ou se propage-t-elle à la manière d’une onde ? Des expériences scientifiques démontrent que les deux propositions sont vraies. Ce qui paraît contradictoire à notre niveau d’observation. On le constate donc, le fond de la matière demeure un mystère que la science n’est pas encore parvenue à percer complètement.
Et maintenant, situons-nous au niveau de l’expérience concrète des phénomènes. Nous ne nous confrontons jamais à de la matière pure mais seulement à des objets matériels. Ma table de travail, ma maison, la montagne en face, la mer, l’air que je respire, les astres, en bref, toutes les choses que mon expérience me permet de connaître par les sens sont des objets distincts que j’identifie par des termes différents. La matière ne nous est accessible que lorsqu’elle est structurée en objet. Nous ne l’appréhendons pas directement. Nous la constatons toujours par le médium des structures – des infimes jusqu’aux gigantesques, des atomes aux galaxies – que la matière adopte sur le plan phénoménal.
Cher Albert, ce qui nous intéresse ici particulièrement, c’est d’identifier les facteurs qui déterminent l’existence des structures matérielles. Par quels déterminismes cette réalité que nous appelons matière devient-elle une multiplicité de choses, d’objets, de phénomènes ?
– C’est précisément le rôle de la science d’expliquer les structures par le jeu des causes et des effets qui, en s’enchaînant les unes aux autres, créent les phénomènes. Par exemple, le Soleil s’explique par un nuage cosmique qui, sous l’effet de la gravité, s’est contracté au point d’atteindre les températures élevées de la fusion nucléaire. La taille, la chaleur et la luminosité de notre étoile sont en rapport direct avec la quantité et la composition des poussières intergalactiques qui ont causé l’astre lumineux. Et il en est de même pour tout ce qui existe. Aucune réalité n’échappe à l’enchaînement des causes qui la font exister.
– Je souscris à votre point de vue même si je ne puis me satisfaire complètement de votre réponse. Vous répondez à la question de savoir comment se forment les structures alors que je m’enquerrais du pourquoi. La matière se structure-t-elle spontanément ? Existe-t-il un mécanisme, des lois qui déclenchent son organisation en structures ?
– Imaginons le bouillon de particules élémentaires dans l’instant infinitésimal qui fait suite au “big bang”. L’univers est alors d’une densité, d’une énergie et d’une chaleur inimaginables. Mais au fur et à mesure de son expansion, cette densité et cette chaleur décroissent. De sorte que les nouvelles conditions introduites par l’accroissement de l’espace permettront éventuellement la formation des atomes, puis des molécules et enfin, des cellules vivantes. En prenant de l’expansion, en se refroidissant, en perdant de plus en plus sa densité, l’univers se structure. À partir de la soupe indistincte du début, il s’organise, il se complexifie.
– Je retiens votre constat du refroidissement de la matière. Il est capital. Nous y reviendrons. Je note également que vous associez l’évolution de la matière au changement des facteurs créés par l’expansion de l’univers. Voilà un début de réponse à ma question. Ne pouvons-nous pas en induire que la formation des structures matérielles est dépendante des conditions extérieures ? Et, conséquemment, c’est la rencontre fortuite et accidentelle des éléments d’un objet qui détermine sa structure. Cette pierre que je tiens dans la main est faite d’un amas aléatoire d’atomes divers qui se trouvent à être réunis ensemble par accident. Aucune particule n’est intégrée à la roche par nécessité absolue. Aucune n’est essentielle. Une molécule pourrait prendre la place d’une autre sans que soit changée la nature structurelle de l’objet.
Comme tout autre structure exclusivement matérielle, ma pierre est entièrement déterminée par les forces extérieures. Ses éléments, sa formation, sa trajectoire et sa position spatiotemporelle sont complètement accidentels – ce mot étant entendu dans le sens opposé à ce qui est essentiel. Si l’on voulait reconnaître que le hasard existe, l’on aurait toutes les raisons de soutenir que les structures matérielles relèvent du hasard, c’est-à-dire de facteurs aléatoires qui ne répondent à aucune nécessité. La matière se structure en objet par le jeu des causes externes et conformément au moule des contingences.
– Sans négliger les déterminismes externes, des savants invoquent une propriété inhérente à la matière pour expliquer son organisation en structures. Au-delà des particules élémentaires, ils postulent un ordre sous-jacent qu’ils appellent « l’invariance globale de symétrie ».
– L’expression a quelque chose de poétique. On a l’impression de côtoyer ici de la quasi-beauté. La symétrie est un élément central de l’esthétique, n’est-ce pas ? Mais pour comprendre ce qu’est la symétrie évoquée par les savants, il faut plonger dans le monde des atomes et des particules. L’infiniment petit est cependant bien difficile à imaginer.
Pour se donner une idée de cette petitesse, supposons que l’on gonflerait le noyau d’un atome d’hydrogène à l’échelle d’une tête d’épingle. Si je situais ce point à peine visible à Montréal, l’unique électron qui graviterait autour de ce noyau devrait passer grosso modo par Détroit, la Baie James, le Labrador et New York.
Cette comparaison donne une idée de l’immensité du vide qui sépare les particules. Un autre exemple, en direction opposée cette fois, peut encore aider l’imagination à se le représenter. Si je rapprochais côte à côte tous les atomes de votre corps pour qu’ils se touchent, en d’autres mots si j’éliminais le vide en vous, cher Albert, vous disparaîtriez, vous cesseriez d’être visible, même au microscope.
Face à ce vide dont sont constituées les structures matérielles, les physiciens se demandent comment les atomes peuvent maintenir ensemble leur position dans une structure donnée en dépit des déplacements locaux qu’ils subissent. Par exemple, si je fais tourner rapidement un disque sur son axe, comment se fait-il qu’il ne soit pas déformé par le mouvement ? Pris isolément, chaque atome subit une force qui devrait normalement modifier sa position. Qu’est-ce donc qui fait que les éléments atomiques et subatomiques ne sont pas expulsés de la forme du disque par les rotations ?
En réponse à cette question, on avance l’hypothèse qu’une force de cohésion, nommée “champ de jauge”, explique le fait que les objets conservent leur symétrie. Cette théorie n’est pas démontrable ni objectivement détectable. Mais ne confirmerait-elle pas que la matière est organisée selon un ordre immatériel sous-jacent ? Ce qui mettrait un terme à la conception purement matérialiste de la réalité, si chère à la communauté scientifique des derniers siècles ? Au temps de Planck, soutiennent aujourd’hui les savants, régnait la symétrie parfaite, la symétrie absolue. Et ils s’interrogent sur la cause de la rupture de cette symétrie. Une asymétrie fortuite qui a pu déclencher les réactions en chaîne du “big bang”.
– La symétrie ne permet-elle pas de voir une solution de continuité entre les corps matériels et les organismes vivants ? De la particule à l’atome, de l’atome à la molécule, de la molécule à la cellule, n’y a-t-il pas à chaque étape un bond vers une symétrie plus complexe ? Si bien que la distinction que nous faisons spontanément entre les organismes vivants et la matière inanimée semblerait superfétatoire, la vie étant simplement un état plus complexe de la matière !
– La continuité existe assurément. Il est possible de suivre pas à pas l’évolution de la matière qui précède l’apparition du phénomène de la vie sur la Terre. Les organismes vivants sont faits de matière et il demeurera toujours faisable de les étudier sous l’angle du matériau dont ils sont constitués. Mais cette étude pourra-t-elle résoudre l’énigme du vivant ? Atteindra-t-elle le principe qui anime la matière d’une énergie vitale ? La question est de savoir si la matière épuise toute la réalité.
Inévitablement, le fait de reconnaître l’existence d’organismes vivants introduit une nouveauté dans notre appréhension du réel, qui a jusqu’ici porté sur la matière. Nous avons déjà constaté que les structures de la matière sont déterminées par les contingences. La matière est passive. Les structures matérielles sont invariablement sculptées par des éléments qui les modifient de l’extérieur. Elles demeurent stables et inertes tant qu’elles ne sont pas altérées ou poussées par des facteurs externes accidentels.
À l’opposé les structures matérielles sont conditionnées par des déterminismes internes. Il n’y a absolument rien d’accidentel dans une structure vivante. Chaque élément est radicalement essentiel au fonctionnement du tout. Et toute intervention venant de l’extérieur, bien loin d’en déterminer la forme, pèse comme une menace à sa symétrie, à la cohérence interne de la structure.
– Mais qu’est-ce qui prouve que cette différence ne relèverait pas simplement d’un changement de niveau de complexité ?
– Prenons deux exemples de structures pour mieux saisir la différence entre les deux ordres. Du côté de la matière, le cristal de neige est un phénomène qui se prête particulièrement bien à une comparaison avec la cellule vivante. Pourquoi ? Parce que contrairement à la plupart des structures de matière que l’on peut trouver à l’état brut dans la nature et qui sont formées d’un assemblage aléatoire d’atomes, les cristaux de neige sont strictement ordonnés. Et s’ils sont tous formés sur le même modèle géométrique, ils sont pourtant tous différents les uns des autres dans les détails de leur délicate structure. À cet égard, ils se rapprochent du caractère unique de chaque organisme vivant.
Les différences entre les cristaux de neige tiennent d’une distribution particulière de leurs atomes. La météorologie ne peut prévoir leur forme précise. Ce n’est pas parce que leur formation échappe aux conditions extérieures mais plutôt parce que chaque cristal est le reflet d’un trop grand nombre de facteurs – notamment les conditions atmosphériques traversées avant la chute au sol – pour qu’il soit possible de prédire la position de ses atomes.
On a ici en passant une “contre-définition” du hasard. On qualifie de hasard ce qui se produit à la suite d’un trop grand nombre de facteurs pour que l’on puisse saisir l’ordre dont ils dépendent. Des scientifiques soutiennent que même les grains de poussière dans un rayon de soleil ou les volutes de fumée d’une cheminée se comportent selon un ordre symétrique que notre niveau d’évidences ne permet toutefois pas de saisir.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire en considérant les seules apparences, ce n’est pas le hasard qui détermine la forme des nuages dans le ciel mais les courants marins et continentaux, les pressions atmosphériques, la force du vent, le degré d’humidité, etc. Soit, un grand nombre de facteurs qui “moulent” les nuées en volutes et arabesques imprévisibles de notre plate-forme d’observation.
Considérons maintenant une cellule vivante. L’énorme différence entre un cristal de neige et la double hélice de la structure d’ADN saute aux yeux. Relèverait-elle simplement d’un changement de niveau de complexité, comme vous le suggérez ?
Notons d’abord que la structure cellulaire ne dépend pas des conditions extérieures. Elle n’est pas mise en place par le contexte. L’objectivité rigoureuse contraint à admettre la règle infaillible voulant qu’une structure vivante provient toujours d’une structure vivante antérieure. Jamais il n’a été observé qu’une structure inanimée ou que les conditions extérieures purement matérielles aient produit une seule structure vivante. Les hypothèses mises de l’avant à cet égard n’ont été ni observées ni déduites de l’expérimentation.
Deuxièmement, la cellule n’est pas qu’un amas d’atomes et de molécules qui tombent en place selon une structure symétrique. Elle est un tout organisé qui, comme l’automobile, a besoin absolument de toutes ses composantes pour fonctionner. Chaque élément y joue un rôle essentiel et incontournable pour que la structure puisse être qualifiée vivante. Les biologistes comparent l’ADN à un langage qui a son alphabet propre de quatre lettres formant des mots, des phrases, des paragraphes, des chapitres. Ils estiment que les informations contenues dans une simple cellule humaine, transcrites sous une forme écrite, occuperaient l’espace d’une bibliothèque.
Que dire alors des informations que les 37 000 milliards de cellules échangent entre elles pour former le corps humain ? Notre planète suffirait-elle à les contenir ? Et c’est à la totale cohérence de ces communications inextricablement reliées – et pourtant déchiffrables par l’intelligence – que le dynamisme vital est suspendu.
L’homme de science qui considère objectivement les structures de vie ne peut que s’étonner. Par ses découvertes, il fait la lecture d’une histoire qui a été écrite bien avant que l’être humain ait appris à en décoder le sens. Dans la structure d’ADN, il peut suivre pas à pas le chemin parcouru par l’évolution, depuis les microorganismes jusqu’à l’homme… Comme si la vie avait construit audacieusement des structures nouvelles de plus en plus performantes en les fondant toujours sur les réussites précédentes… Comme si la vie s’était lentement, patiemment, péniblement parfois, frayé un chemin comme à tâtons au travers de la matière pour en venir à prendre conscience d’elle-même par l’homme.
Si nous avons déjà constaté que le cosmos n’a pu être produit par hasard mais relève de paramètres qui peuvent être formulés en propositions mathématiques d’une grande intelligibilité, que ne pouvons-nous affirmer à propos de la cellule vivante ? Car si la matière porte la marque d’une pensée suprêmement puissante, a fortiori la vie.
Les biologistes affirment qu’une cellule vivante est formée d’une vingtaine d’acides aminés dont les fonctions dépendent d’environ 2000 enzymes. Ils ont calculé que les probabilités pour que la moitié seulement de ces enzymes puissent se rapprocher dans les séquences spécifiques d’une cellule vivante sont pratiquement nulles. Ce qui revient à dire que notre univers n’est pas assez vieux et pas assez vaste pour créer, par le jeu des probabilités, une demi-cellule vivante.
Francis Crick, récipiendaire d’un prix Nobel pour la découverte de l’ADN, n’hésite pas à parler de « miracle », un mot pour le moins inattendu dans la bouche d’un scientifique de haut calibre, antireligieux par surcroît.
Un honnête homme armé de tout le savoir à notre portée aujourd’hui se devrait d’affirmer que l’origine de la vie paraît actuellement tenir presque du miracle, tant il y a de conditions à réunir pour la mettre en œuvre.
– Je dois avouer que de telles déclarations parviennent à ébranler quelque peu ma position. Face à l’étonnante architecture des structures vivantes, l’objectivité que je m’impose cède la place à une grande admiration.
– Mais il y a plus encore, cher Albert. Avez-vous déjà réfléchi au fait que l’apparition de la vie sur notre planète pointe en direction d’un événement initial comparable à l’explosion cosmique de l’origine ? Si les astrophysiciens peuvent faire appel à l’hypothèse du “big bang” pour expliquer l’apparition de la matière, les biologistes peuvent aussi présumer un événement tout aussi fondateur pour l’émergence de la vie. À cette différence près que l’explosion biologique a pu faire moins de “bruit” que celle de la matière même si ses prodigieuses conséquences sont d’une complexité vertigineuse comparable à l’immense abîme cosmique.
Il y a près de quatre milliards d’années, un passage mystérieux de la matière inanimée à la matière animée s’est effectué sur notre planète. Tous les organismes vivants actuels, passés et à venir tirent leur existence de cet événement initial. Il faut s’arrêter un instant pour prendre conscience des immenses conséquences qui découlent de ce fait. Tous les vivants sont apparentés et ont une origine commune cachée dans les replis de quelque marais stagnant ou océan turbulent de la Terre primitive.
Cet événement a été unique et demeurera unique. Les conditions qui ont présidé à l’émergence de la vie en ses débuts ne peuvent plus se reproduire, affirment des biologistes. S’il était possible qu’elles se reproduisent, ne devrions-nous pas être tous les jours témoins de générations spontanées ? Et ils expliquent que toute nouvelle tentative de passage de l’inanimé à l’animé serait immédiatement écrasée par la vie existante.
Une explication, en passant, à prendre avec un grain de sel. Ne tient-elle pas lieu de cataplasme sur notre ignorance et notre refus d’invoquer une cause transcendante ? Tout comme la matière a été lancée une fois pour toutes dès le commencement avec son bagage d’énormes potentialités cosmiques, de même la vie, portant en germe les innombrables manifestations biologiques encore à venir, a été lancée une fois pour toutes dès l’origine de sa manifestation.
De tels constats ne devraient-ils pas suffire pour discréditer à tout jamais la conception d’un univers survenu par accident, qui aurait produit par hasard la matière, la vie et la conscience humaine ? La vie, dans son fondement, est d’un tout autre ordre que la matière, comme nous le démontrerons. C’est pourquoi elle échappera toujours à l’enquête scientifique.
– Que je sache, la biologie est une science, et elle est bien concernée par la vie. La médecine, la génétique, la zoologie, la paléontologie, la psychologie sont toutes des sciences concernées par la vie. Pourquoi soutenez-vous que les sciences ne puissent pas étudier la vie ?
– Très cher Albert, nous abordons ici un chapitre crucial de notre recherche. Nous devrons être très attentifs pour saisir une réalité évanescente, fugitive, que le regard objectif ne peut apercevoir : la vie.
Certes, les scientifiques peuvent considérer les organismes vivants. Mais ce faisant, ils étudient la manière dont la vie organise la matière dans une structure vivante. Ils atteignent la matière et non la vie en elle-même. Les sciences peuvent nous dire de bien grandes choses qui sont fort intéressantes sur les organismes vivants. Et nous pourrions très longuement discourir en nous appuyant sur les données de la biologie, de la génétique. Mais pour sonder la réalité de la vie dans son fond, il nous faudra l’aborder par une autre méthode que celle des sciences et opter de façon décisive pour l’évaluation philosophique.
Il n’est pas nécessaire d’entreprendre de longues études pour identifier ce qui est animé et ce qui est inanimé. Spontanément, l’intelligence fait la distinction entre la vie et la matière. Si elle peut reconnaître qu’une chose particulière est vivante, c’est qu’elle a aperçu en elle les caractères qui qualifient ce qui est vivant en opposition à ce qui ne l’est pas. La vie dépasse la matière, elle se surajoute aux caractères basiques de la matière. Elle ne peut donc pas être réduite à la matière. En elle-même, elle n’est pas matière. C’est une évidence qu’une simple expérience permet de démontrer.
Prenons cette fourmi qui passe. Il n’y en aura jamais une autre comme elle, depuis le début jusqu’à la fin de l’univers. Extérieurement, matériellement, elle peut être l’exacte réplique de centaines de milliards d’autres fourmis, mais il n’y en a aucune qui soit cette fourmi particulière. Voilà un fait d’une importance capitale pour notre appréhension de la réalité. Cette bestiole est unique comme toutes les autres des diverses espèces qui pullulent sur la Terre.
Maintenant, supposons que je mette accidentellement le pied sur cette fourmi particulière ! Elle mourra, n’est-ce pas ? Elle cessera d’exister. Ce qui plus est, elle ne reviendra plus jamais comme phénomène de la réalité. Elle ne sera plus jamais “au monde”. En écrasant l’insecte, j’aurai fait disparaître quelque chose pour toujours. Quelque chose se sera volatilisé à jamais, je ne sais où.
Pourtant, si l’on se situe au niveau des atomes dont le corps de la fourmi est fait, on découvrira que tous les atomes sont encore là au grand complet, dispersés sur le plancher et sous la semelle de ma sandale. La masse de matière de la fourmi n’aura pas changé. Il n’y manquera rien. Mais quelque chose d’intangible qui animait l’entité sera parti. Quelque chose, qui n’est ni atome, ni molécule, ni rien de ce qui peut être associé à la matière, se sera échappé, se sera évaporé. Ne restera que les restes – si vous me permettez la redondance – de cette fourmi particulière. C’est-à-dire la matière dont elle était faite. Ce quelque chose d’invisible qui était là et qui n’est plus maintenant, ce quelque chose d’impalpable qui est disparu, indéniablement, c’est la vie !
– En marchant sur le corps de la fourmi, vous avez détruit sa structure, vous avez démoli la cohésion d’un ensemble biologique. Plutôt que d’imputer une immatérialité à la vie, ne devrions-nous pas l’associer à un haut degré d’organisation de la matière ? C’est-à-dire qu’il y aurait vie automatiquement lorsque les structures de la matière sont suffisamment élaborées et maintenues dans leur cohérence.
– La notion de structure ne rend-elle pas compte elle-même de quelque chose de plus que la matière ? Ne témoigne-t-elle pas d’un tout autre ordre qui se surajoute à l’état brut de la matière pour lui imposer une forme ? Si cette proposition dont nous avons déjà discuté est vraie pour les structures strictement matérielles, elle l’est d’autant plus pour les structures biologiques incomparablement plus complexes. La question demeure donc de savoir si les organismes vivants ne dépendraient pas d’une force vitale irréductible à la matière qui maintiendrait leur cohésion.
Prenons un autre exemple plus proche de notre expérience de vie. Considérons un homme que nous appellerons Jean. Voici : il vit, il agit, il pense, il parle. Il travaille, il produit, il assume des fonctions dans la société. Il s’interroge sur le sens de l’existence. Il est capable d’échanger, de communiquer autour de lui. Il émane de cet homme une chaleur autre que celle du monde physique : une chaleur d’amour et d’affection. Il peut ouvrir les bras pour accueillir et étreindre ceux qu’il aime. Il peut souffrir et se réjouir, pleurer et rire.
Subitement, Jean est mort. Il ne réagit plus à rien. Son corps est froid et rigide. Mais quelle différence ! Quel contraste entre la vie et la mort ! Par quel chiffre, par quel calcul mathématique cette différence pourrait-elle s’exposer ? Quel instrument de mesure pourrait la jauger, l’évaluer ? D’un côté, la vie avec sa chaleur, sa souplesse, sa beauté, sa vivacité, sa splendeur. De l’autre la matière, avec sa froideur, sa rigidité, son silence, sa dépouille inerte. Le contraste n’est-il pas absolu ?
Pourtant, rien dans la matière qui constituait cet homme n’a changé. Pour un certain temps, le corps garde le même poids, la même taille. Éventuellement, il se décomposera. Ses éléments se déstructureront, se disperseront et s’associeront finalement à d’autres composés organiques. Mais aucun atome ne sera détruit par cette transformation d’un état à l’autre.
Quelque chose toutefois est parti. Quelque chose qui maintenait dans l’unité les divers éléments dont son corps est fait – ces éléments désormais voués à la dispersion. Quelque chose de suprêmement important qui ne se mesure pas, qui ne se pèse pas, qui échappe aux sens, qui ne peut non plus être détecté par les instruments scientifiques les plus sophistiqués et les plus précis.
Si cette chose était matière, il serait possible au chirurgien de la trouver quelque part parmi les organes du corps, n’est-ce pas ? L’échographie pourrait la localiser. Mais le bon sens le plus élémentaire sait que toute tentative pour cerner, ausculter, mesurer, disséquer une vie est vaine. Jean n’est plus. Inutile de le chercher dans le monde physique. Une vie s’est envolée et avec elle, tous les aspects de la personnalité du défunt : ses aspirations, ses expériences, ses connaissances, ses relations humaines, ses émotions, son histoire personnelle. Tout ce qui fait une vie unique et qui ne se réduit pas à l’enveloppe matérielle dont elle était vêtue !
– N’entrons-nous pas ici dans des considérations d’ordre moral ? C’est un monde dans lequel la science évite de s’engager pour ne pas perdre l’objectivité essentielle à l’accession de la réalité.
– Vous parlez de l’objectivité requise pour accéder à la réalité, et vous excluriez une certaine dimension qualifiée par vous d’ordre moral ? Mais qui pourrait prétendre que la vie de Jean, hier encore resplendissante, n’a pas fait partie de la réalité ? Qui pourrait soutenir que cette vie, aujourd’hui disparue, ne compte pour rien ? Et cette peine déchirante dans le cœur de ceux qui ont aimé Jean, cela non plus ne ferait pas partie de la réalité ? Aussi bien soutenir que les êtres vivants ne font pas partie de la réalité puisque chacun a sa vie propre. Aussi bien prétendre que l’humanité, avec son Histoire, ses périodes d’exaltation et ses luttes douloureuses, ne fait pas partie de la réalité. Aussi bien affirmer que la joie et la souffrance n’existent pas et ne font pas non plus partie de la réalité.
Cher Albert, j’oserai ici remettre vos concepts en question en vous invitant à une prise de conscience. La prétention des sciences de rendre compte de toute la réalité prend initialement sa source dans une sorte d’acte de foi à l’envers. Le préjugé suppose en effet que toute la réalité est matière. Il exclut conséquemment a priori ce qui ne tombe pas dans cette perspective. Le chemin est alors tout tracé pour aboutir à une épistémologie qui limite le champ de la connaissance de la réalité à ce qui est scientifiquement démontrable.
Or, nous venons de constater que la dimension de la vie n’est pas scientifiquement démontrable. Que cette dimension – identifiée par vous à un ordre moral, une intériorité dont il nous reste à préciser les contours – n’entre pas dans les considérations scientifiques, soit ! Mais affirmer que la vie ne compte pour rien dans l’appréhension globale de la réalité, nous devons nous y refuser. Car la dimension intérieure fait bel et bien partie de la réalité en dépit du fait que les sciences positives l’excluent pour demeurer fidèles à leurs postulats.
Notez bien qu’elles ont tout à fait raison de ne pas y reconnaître le champ de leur compétence. C’est pourquoi le monde scientifique doit faire montre d’humilité en reconnaissant, puisqu’il s’en tient à l’enquête exclusive sur le monde matériel, qu’il n’accède pas à toute la réalité. Il n’en touche qu’une partie. La moitié, très exactement !
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3 réponses à “6- La matière et la vie”
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Cet entretien est un peu compliqué à suivre. Pourtant, lorsque je fais l’éveil religieux avec les enfants de 8 ou 9 ans, le premier thème que j’aborde est celui-ci : d’où vient la vie ? Je commence en demandant aux enfants d’identifier ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Ils réussissent sans problème. Ensuite, je leur demande de dire pourquoi ils affirment que telle ou telle chose est vivante. Ils vont alors nommer l’une ou l’autre des 7 caractéristiques du vivant : mouvement, reproduction, croissance, réaction, excrétion, échange de gaz, nutrition.
Mais notre auteur veut nous amener ici un peu plus loin. Je ne suis pas certain de suivre. En tout cas, je retiens cette phrase importante pour moi : « La matière est passive. Les structures matérielles sont invariablement sculptées par des éléments qui les modifient de l’extérieur ». On sent que cette notion d’extériorité et d’intériorité sera fondamentale. D’un point de vue purement matériel, le biogénèse semble présenter la formation d’une « intériorité » comme une première étape vers l’apparition de la cellule vivante. Par exemple, Blandine Pluchet (« Le Big Bang pour les nuls », p. 64) dira : « À la différence des molécules de cristaux qui se sont formées dans l’espace interstellaire, les polymères ont des liaisons souples. Ils peuvent se tordre, se replier, et se refermer sur eux-mêmes, formant des boucles puis des sphères creuses, créant ainsi un milieu intérieur. » Et elle ajoute immédiatement d’autres phénomènes liés au fait que la vie se meut par l’intérieur : « On retrouve dans cette soupe le phénomène de catalyse, mais aussi une nouveauté, l’autocatalyse : des molécules servant d’agents pour la formation de molécules identiques à elles-mêmes. C’est une première forme de reproduction. On observe enfin dans la soupe primitive des molécules possédant la faculté de se nourrir : elles sont capables de briser les sucres et les alcools pour leur propre alimentation. Croissance, reproduction, alimentation : dans la soupe primitive, les grandes fonctions de la vie sont déjà présentes ».
Ainsi, celui qui a eu l’intention de créer ou la volonté de créer a mis dans les êtres vivants la possibilité d’un vouloir intentionnel. Il est en train de créer quelque chose qui lui ressemble ! La vie vient « habiter » la matière. Elle la meut. Elle la transforme. Elle l’utilise. Avant l’intelligence artificielle, voici l’intelligence naturelle. -
Cet article vise principalement à répondre au scientisme. Pour ce point de vue philosophique, la réalité se réduit à la matière. Il s’ensuivrait que seules les sciences ordonnées à la matérialité pourraient en tirer de vraies connaissances.
En faisant ressortir les divergences les plus évidentes entre les structures matérielles et les structures vivantes, l’auteur prépare le terrain pour asseoir le postulat épistomologique d’une réalité à deux faces. Un univers où la concrétude matérielle et l’intangibilité de la vie sont indissociablement liées.
Mais attention, ici l’évoquation de la dimension vitale de la réalité n’a rien à voir avec la biologie ou tout autres sciences positives. Il ne s’agit pas d’observer de l’extérieur le phénomène de la vie terrestre pour pouvoir en tirer une véritable connaissance de la vie. La vie ne se laisse pas circonscrire par une démarche objective. Son dynamisme est invisible et se déploie à partir d’une intériorité inaccessible aux sens et à leurs prolongements technologiques. La connaissance de la vie est donc subjective. Elle relève d’un tout autre terrain de recherche que celui des sciences. Soit à la spiritualité et à tout ce qui est afférant à ce terme.
Matérialité et spiritualité ; objectivité et subjectivité. Cette complémentarité est capitale et d’une importance cruciale pour comprendre la réalité et suivre l’auteur.
En conclusion de cet article, il avance que les sciences ne couvrent qu’une moitié de la réalité universelle. Il laisse ainsi entendre que l’autre moitié habituellement exclue de la perpective matérialiste — la dimension morale —, aura droit dans sa démarche à un traitement égal aux sciences de manière à ce que la vérité universelle puisse en ressortir.
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Je ne suis pas certain que le vocabulaire utilisé pour décrire les deux types de structures soit adéquat. Le problème me semble découler d’une lecture de ces définitions isolée de la conclusion de l’article précédent. La problématique soulevée alors visait à faire ressortir le contraste absolu entre des structures accidentelles pouvant être déterminées par les contingences tributaires du hasard et des structures intelligibles relevant de pensées et d’intentions. La première est associée à la matière et l’autre à la vie. Ce que l’auteur résume ainsi :« Les structures de vie sont à la pensée ce que celles de la matière tiennent de l’accident ».
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