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Ève : Bien que créé innocent dans l’Esprit de Dieu, le premier couple humain, selon l’auteur inspiré du récit de la chute, s’est dégradé en exerçant sa liberté. Pourriez-vous préciser une fois de plus, dans votre terminologie, l’effet de cette faute dite originelle ?
— Elle constitue un déséquilibre du développement qui implique une aliénation de soi et, conséquemment, une extériorisation exagérée. Elle opère un détournement de la croissance verticale en faveur de la croissance horizontale. Elle réduit la tension de l’axe du dépassement qualitatif de la substance vivante — ce moteur des transformations évolutives — pour investir presqu’exclusivement l’énergie vitale dans l’axe de la tension adaptative à l’horizontalité terrestre.
Bien que l’imagerie utilisée par l’auteur biblique attribue à chacun des sexes en particulier les effets de cette faute, c’est la nature humaine tout entière qui en est affectée. Lorsque le Créateur rappelle au premier homme : « Tu es glaise et du retourneras à la glaise » (Gn 3, 19), on doit comprendre que la prise de conscience de la condition mortelle s’applique tout autant à la première femme.
Il y a là une indication permettant de ramener les effets de la chute sous un seul chef, soit la tendance morbide de l’humanité. Avant la chute, l’existence humaine s’inscrivait en synergie avec le fleuve ascendant de l’intériorité. Après la chute, l’être humain se rejettera sur l’extériorité et tendra à s’engouffrer dans l’axe de la chute entropique où il devra affronter la condition mortelle.
Ce que l’auteur biblique confirme avec l’histoire du meurtre d’Abel. La pente sur laquelle Adam s’est engagée a amené son fils aîné à se rejeter encore davantage sur l’horizontalité, et donc, à amplifier l’emprise de la mort. Caïn est tombé plus bas que son père dans la descente vers la “matérialisation”. Il s’est rendu coupable du premier péché personnel, le plus contre-nature qui soit. Car en tuant son frère, il s’est spirituellement donné la mort.
— Pourquoi qualifiez-vous ce péché de contre-nature ? Dans le règne animal, les animaux ne s’entretuent-ils pas à qui mieux-mieux ? Ce qui expliquerait peut-être la violence qui sévit dans l’humanité.
— L’animal ne dévore pas les organismes de son espèce. Lorsqu’il tue, ce n’est pas un geste gratuit inspiré par un sentiment d’envie, de jalousie ou de haine. C’est pour survivre en tant qu’organisme vivant, pour se nourrir, pour se reproduire ou pour protéger son aire de croissance vitale. Il tue pour maintenir l’union de son organisme à la substance vivante. Il obéit ainsi aux deux lois de la vie : la loi d’adaptation aux conditions environnementales et la loi de dépassement vers une plus haute qualité vitale.
Mais lorsque l’homme tue un membre de son espèce, il désobéit à ces lois et vise la mort pour elle-même. Son acte se situe aux antipodes des tensions primordiales de la substance vivante. Plutôt que de s’adapter en se dépassant pour s’élever sur la courbe ascendante de la substance vivante où il pourrait étancher sa soif d’être, il se rejette sur l’extérieur où il se confronte à des forces qu’il doit agresser pour les soumettre à son désir de vivre. Dans le contexte de lutte violente qui s’ensuit, il rencontre son frère humain et le perçoit comme un rival qui entrave sa jouissance du monde matériel. Un ennemi qu’il doit donc éliminer.
Le détournement de l’énergie vitale sous-jacent à cet acte est non seulement meurtrier mais suicidaire. Car il représente l’orientation de l’existence vers la mort appréhendée de la matérialisation. Les objets du culte rendu à Dieu par les deux frères sont significatifs à cet égard.
Abel offre à Dieu des bêtes de son troupeau. Son sacrifice est agréé parce qu’il est un hommage rendu au principe vital intérieur. Tandis que les offrandes de Caïn sont rejetées parce que ce sont des « produits du sol ». C’est-à-dire des nourritures terrestres provenant de l’extérieur. Caïn, le premier humain engendré après la chute — donc le premier-né de l’humanité déchue — est devenu criminel dans la foulée de son option matérialiste. Un choix qui ne le rend pas heureux, cependant.
Yahvé dit à Caïn: « Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? » (Gn 4, 6).
Le visage de Caïn est « abattu » parce qu’il est tourné vers le sol comme un animal, c’est-à-dire vers la matière, vers le terrestre. Tandis que s’il avait la tête “relevée” comme celle de son frère Abel, son regard purifié s’élèverait vers le ciel pour goûter à la Présence perpétuelle de la Divinité au sommet de l’axe de la VIE. L’aîné estime naïf le pasteur nomade et se croît plus futé que lui dans ses projets. Son matérialisme en fera un « constructeur de ville » (v. 17). L’option de Caïn exacerbe la convoitise des biens terrestres au détriment de la jouissance de la VIE.
« Allons dehors », propose-t-il au cadet. Une invitation au pâtre à s’extirper de son intériorité pour battre la « pleine campagne » (v. 8) — soit l’extériorité — afin d’en faire surgir le dieu “objet”. Le premier trouvé servira d’assommoir. Dans une tentative vaine pour se réapproprier le volet vital de l’existence, dont il s’est coupé en orientant sa démarche sur le versant extérieur de la matérialité, Caïn tue son frère Abel.
— La quête de l’“objet”, selon vous, a été un facteur décisif du crime de Caïn qui constitue, en quelque sorte, un modèle de toutes les formes du mal moral dans l’humanité. Si nous prolongions cette proposition jusqu’en ses conséquences ultimes, ne devrions-nous pas en conclure que la recherche de la vérité objective et de ses applications technologiques sont entachées par le péché ?
— Voilà une question subtile ! Elle réclame un traitement nuancé. D’abord une mise en garde.
Pour bien comprendre le récit du chapitre quatre de la Genèse, il n’est nullement utile de le recevoir comme le reportage d’un événement. Tout comme pour les autres chapitres du premier livre de la Bible d’ailleurs, une interprétation littérale nuirait plutôt au décodage de sa véritable signification. Le sens de ce texte est d’une grande portée et ne vise pas à rendre compte de faits historiques. Ce que l’auteur veut révéler, toutefois, est certes divinement inspiré et ne laisse pas de s’incarner dans la démarche générale de l’humanité depuis ses très lointaines origines.
Compte tenu de cette réserve, on peut présumer que Caïn a utilisé un objet pour assassiner son frère, même si le texte biblique n’est pas explicite à ce sujet. Car il n’aurait pu accomplir son crime à mains nues, son frère pouvant se défendre d’une telle agression.
L’homme ne possède pas d’organes physiques lui permettant d’infliger la mort à son semblable. Il n’a ni crocs, ni griffes, ni une force musculaire suffisante, sauf exception, pour tuer. Il peut certes étouffer sa victime mais sans un instrument quelconque, un outil, il ne peut verser son sang. Ce que Yahvé reproche à Caïn : « Qu’as-tu fait! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol » (Gn 4, 10).
Mais le fait que Caïn a pu vraisemblablement utiliser un bout de bois ou une pierre pour abattre son frère n’en fait pas pour autant l’inventeur du premier outil. Ses parents avant lui avaient déjà cousu ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes après avoir constaté qu’ils étaient nus. Ce n’est donc pas l’instrumentalisation des réalités objectives qui est en cause dans le crime. L’outil n’est pas un mal en lui-même. Il est neutre. Il peut être ordonné à des fins légitimes ou mauvaises, selon l’intention de l’utilisateur.
Que les parents de Caïn aient fabriqué des cache-sexes après leur chute indique qu’ils voulaient encore préserver leur innocence. Bien que leur faute les eût atteints dans le fond de leur être en les privant d’une relation privilégiée et familière avec leur Créateur, ils ne s’étaient pas exclus de toute vie morale. Ils pouvaient encore croître intérieurement — certes, plus difficilement — et contribuer à l’évolution en aspirant à une vie qualitativement plus haute.
Le récit biblique du premier meurtre illustre une déchirure de la conscience plus radicale encore que la rupture initialisée par ses parents. Le crime de Caïn a pour effet de fermer définitivement la conscience au volet subjectif de la réalité. Une parole de Dieu s’adressant à lui avant qu’il commette l’irréparable me semble bien confirmer cette interprétation. « Le péché n’est-il pas à la porte une bête tapie qui te convoite ? » (4, 7).
Antérieurement, dans leur Éden intérieur, ses parents avaient été fascinés par le monde extérieur. Sous l’influence du « plus rusé de tous les animaux des champs » — c’est-à-dire le niveau immédiatement antérieur à l’avènement de l’homme sur l’échelle qualitative — ils étaient amenés à se distancer de la Source transcendante de leur être pour jouir de l’objet convoité. Mais l’arbre qu’ils percevaient beau et bon par les sens produisait pour eux un fruit amer. Car après s’être extirpés de leur intériorité pour le saisir, leurs yeux se sont ouverts sur un monde hostile et ils ont pris peur (v. 10).
Pour leur fils premier-né, ce même monde, plus qu’un fruit empoisonné, est devenu « une bête… tapie », dissimulée derrière les apparences sensibles. Cette « bête » attend Caïn « à la porte » de sa demeure intérieure — son cœur — prête à bondir pour le dévorer. Non pas physiquement mais spirituellement. « Pourras-tu la dominer ? », lui demande Yahvé en évoquant, sous le symbole de la bête, le péché qu’il s’apprête à commettre.
Caïn accentue encore la tangente prise par ses parents vers la matérialité. Ces derniers se sont condamnés eux-mêmes à la lutte pour la survie, au milieu de peines et de souffrances, dans un monde rempli d’embûches. La conscience de leur fils premier-né rompra totalement les liens avec le fleuve ascendant de la substance vivante. En se servant d’un objet dans le but de reprendre par la force la vie qui lui fait défaut en raison de son option matérialiste, il substitue la matière à la vie.
Caïn peut observer que son frère cadet jouit de cette vie parce que ses offrandes sont agréées par Dieu alors que les siennes ne le sont pas (4, 4-5). Ce qui lui fait envie. Mais il ne récoltera de sa tentative vaine pour s’approprier la vie de force que la misère. La vie de son frère s’envole sans combler le vide intérieur. Un vide qui s’en trouve encore accentué par le remords faisant suite à un acte qui a donné la mort. « Ma peine est trop lourde à porter » (v. 13), déclare-t-il après avoir été banni.
Sois maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne donnera plus son fruit : tu seras un errant parcourant la terre (v. 11-12).
Le « sol fertile » symbolise la base productrice de vie, soit la substance vivante dans laquelle tout organisme vivant est ancré. Parce que tu te seras déraciné de ce terreau qui seul peut donner sens à la vie humaine, lui dit Dieu, tu n’iras nulle part, tu tourneras en rond sur la Terre. Et pourtant, Caïn « devint un constructeur de ville et il donna à la ville le nom de son fils Hénok » (v. 17).
On peut voir en filigrane de cette ville portant le nom de sa descendance le phénomène de la civilisation et une transmission des diverses traditions culturelles dans l’humanité. Pouvons-nous en induire que toute démarche de civilisation, coupée de racines spirituelles, ne va nulle part ? Elle serait condamnée à répéter toujours les mêmes schèmes absurdes d’un cercle vicieux caïnite, celui de la quête illusoire de la vie par le médium de l’objet. Mais l’objet ne peut donner ce qu’il n’a pas. Il ne peut donner la vie. En fait, utilisé dans cet esprit, il devient une idole, un médium apte à procurer la mort !
— Adam et Ève n’avaient-ils pas fait, eux aussi, une idole du fruit de l’arbre ? En quoi le péché de Caïn est-il si différent du leur ?
— Vous avez raison de mettre les deux actes en parallèle. Dans les deux cas, en effet, l’objet extérieur est utilisé vainement pour accroître la vie. Notons pourtant des différences. Le verset auquel vous faites allusion se poursuit ainsi : « Elle prit de son fruit et en mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea ». Ici, l’objet est absorbé. Il est assimilé parce qu’on lui impute la capacité de produire, grâce à l’acquisition du « discernement », une intensification de la vie. Il devient en fait un écran qui s’interpose dans la subjectivité entre la conscience et la source vitale. Ce qui a pour effet d’obscurcir, dans l’appréhension de la réalité, la lumière émanant de la vie intérieure. Dans ce cas, l’objet n’affecte que la conscience.
Tandis que dans le deuxième cas, l’objet est utilisé pour agresser un autre humain et produire un effet dans le monde extérieur. Il modifie négativement la réalité objective. De là découle la distinction principale à faire entre le péché d’Adam et celui de Caïn. Celui du fils est personnel ; celui du père est dit collectif, en ce sens qu’il affecte toute l’humanité. Personne n’est responsable du péché originel. Tous y participent pourtant mais sans l’avoir commis consciemment. Et tous, collectivement, en portent la conséquence, celle de la condition humaine face à la souffrance et à la mort.
Le péché de Caïn, sur lequel sont calqués tous les péchés personnels du monde, est bien différent. S’il tire ses racines de la vulnérabilité humaine faisant suite à l’orientation fautive du premier couple humain, il demeure une projection individuelle du mal dans le monde, ce mal se résumant au mauvais choix d’une liberté agissant à l’encontre de la vie. Caïn est responsable de l’agression contre la vie de son frère. Il commet un péché dont l’effet est radical et n’engage que sa conscience personnelle.
Un acte irréparable car son frère ne pourra jamais revivre dans le temps et l’espace. Il est mort à jamais ! Encore une fois, ce “péché mortel” modifie la réalité objective. Ses effets négatifs se répercutent, proportionnellement à sa nocivité, dans le monde terrestre. Si l’on considère ce qui résulte de cet acte mauvais sur le plan biologique, l’on constate qu’il ne se limite pas à la perte ponctuelle d’un frère. Le mal atteint toute l’humanité.
Car Abel n’aura pas de descendance. De sorte que l’humanité sera privée de son expérience vitale, de son orientation caractérielle, de son héritage génétique. Ce qui est capital aux yeux de l’auteur biblique. Car le cadet démontrait une inclination prioritaire vers le versant vie de la réalité, dont Dieu est la Source, contrairement à l’aîné, centré exclusivement sur les biens matériels.
— La mort d’Abel laisse donc l’humanité dans un bien pitoyable état.
— Tout n’est pas perdu, pourtant. Après la mort du cadet, explique l’auteur biblique, Ève conçoit un autre fils : « Dieu m’a accordé une autre descendance à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué » (Gn 4, 25). La naissance de Seth répare en partie le tort fait à l’humanité. Car ce dernier est orienté vers les valeurs de la vie comme son frère assassiné puisqu’il engendre Énosh, « le premier à invoquer le nom de Yahvé » (v. 26). Grâce à la descendance de Seth, l’humanité pourra s’engager à nouveau sur un chemin de croissance verticale que le crime de Caïn avait compromise.
Le premier couple aura donc engendré une humanité porteuse d’une double personnalité. Une descendance à deux visages tournés dans des directions opposées, l’un vers la matière extérieure, l’autre vers la vie intérieure, l’un matérialiste, l’autre spirituel.
De Seth sortiront les patriarches, dont l’une des figures éminentes du judaïsme, Hénok (le septième patriarche issu d’Adam), qui « marcha avec Dieu ». Si bien qu’il fut ascensionné, « car Dieu l’enleva » (Gn 5, 24). L’ascension représente le sommet de la spiritualité et l’accession à la plénitude de la vie. La liste des patriarches issus de Seth se termine avec Noé, « un homme juste, intègre parmi ses contemporains » (Gn 6, 9), qui sauve l’humanité d’une destruction totale en raison de la corruption généralisée.
Une descendance aussi sainte contraste avec celle de Caïn. Après avoir tué son frère, « Caïn se retira de la présence de Yahvé et séjourna au pays de Nod », là où se multiplient les péchés. C’est « à l’orient d’Éden » (Gn 4, 16) — c’est-à-dire avant le lever du Soleil édénique sur l’humanité innocente, et donc, vers un état régressif antérieur à la création de l’homme — que prolifère sa descendance. Le dernier de la généalogie, Lamek, entonne un chant hallucinant (v. 23-24). Le poème illustre la progression du mal découlant du premier crime.
Ada et Çilla, entendez ma voix,
femmes de Lamek, écoutez ma parole :
J’ai tué un homme pour une blessure,
un enfant pour une meurtrissure.
C’est que Caïn est vengé sept fois,
mais Lamek, septante-sept fois.
De sa première femme, Ada, Lamek engendre une double progéniture. On pourrait la qualifier de “régressive” parce qu’elle est psychologiquement repliée vers l’origine. Yabal « fut l’ancêtre de ceux qui vivent sous la tente et ont des troupeaux ». Il représente le chemin que peut prendre l’humanité pour tenter — par un retour à la nature en réminiscence de la vocation pastorale d’Abel — de renouer avec les racines vitales rompues par Caïn qui, lui, en contraste, est « un constructeur de ville » (v. 17), donc un initiateur des artifices de la vie mondaine. Quant à Yubal, « il fut l’ancêtre de tous ceux qui jouent de la lyre et du chalumeau » (v. 21). Le développement des arts évoque la nostalgie d’une innocence originelle à jamais perdue.
De Çilla, Lamek engendre une descendance “progressiste”. Car elle va de l’avant et construit l’avenir plutôt que de se culpabiliser autour du passé. Tubal-Caïn est « l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer » (v. 22). Il représente les technologies permettant de fabriquer des outils, et particulièrement des armes de guerre, avec tout ce qu’ils impliquent en productions diverses, dites de civilisation et de culture.
À remarquer le nom composé significatif. Le nom Tubal s’inscrit en parallèle aux noms des deux demi-frères Yabal et Yubal pour souligner une même génération, soit la dernière avant le déluge. Le deuxième nom est un rappel de l’ancêtre Caïn, dont la démarche criminelle se répercute jusque dans la fonction de sa descendance ultime. Curieusement, la généalogie mentionne que Tubal-Caïn a une sœur, Naama (v. 22). Par ce détail, inopiné dans le contexte, l’auteur a pu vouloir dire que les deux sexes participent à la production du phénomène des civilisations successives dans l’humanité.
— J’ai de la difficulté à accepter l’idée que les généalogies de Caïn et de Seth transmettent un héritage d’ordre moral. Comme si l’humanité était génétiquement déterminée pour le bien ou pour le mal.
— Vous avez raison de refuser cette interprétation. Ces listes de noms légendaires (cf. Gn 4, 17-22 ; 5, 3-32) n’ont absolument rien à voir avec une compilation, même approximative, des générations humaines depuis l’origine. La généalogie de Caïn ne contient que six générations tandis que celle de Seth en comprend neuf, deux chiffres hautement symboliques. Le nombre six « est un chiffre d’homme » (Ap 13, 18), l’homme qui se détourne de Dieu et se fonde sur ses seules forces. Traditionnellement, le nombre neuf représente l’universalité et le sommet de la spiritualité (par exemple, les neuf ciels planétaires et les neuf chœurs d’anges).
Si l’auteur avait voulu rendre compte objectivement de la période précédant l’éradication du déluge, les deux généalogies auraient forcément contenu le même nombre de générations. Mais il ne se soucie pas d’être cohérent à cet égard. Le message universel qui le sollicite est autrement plus important qu’un décompte généalogique d’une supposée ère antédiluvienne. Cette inégalité constitue donc une autre preuve, si on en a encore besoin pour s’en convaincre, qu’il ne faut pas prendre la Bible à la lettre.
Il serait en effet aberrant, et pas du tout selon la vérité biblique, d’interpréter que l’auteur aurait voulu présenter une humanité biologiquement divisée en deux catégories, l’une mauvaise, l’autre bonne. Son but en fait est de démontrer que l’humanité est conditionnée par un héritage transmis par la tradition culturelle et non par des déterminismes biologiques inscrits dans les gènes. Et il fournit un indice pour interpréter correctement les généalogies dans ce sens.
Le féroce personnage de Lamek, avec lequel se termine la généalogie de Caïn, porte en effet le même nom légendaire que le père de Noé, le sauveur d’une l’humanité menacée par une catastrophe planétaire.
Ce rapprochement du mal et du bien extrêmes au travers d’une même identification de deux personnages aux antipodes l’un de l’autre n’est pas dû au hasard ou à une distraction de l’auteur. Il révèle son intention. Il a certainement voulu indiquer ainsi que l’humanité est un mélange des deux héritages, l’un spirituel, l’autre matérialiste, l’un tourné vers la vie, l’autre vers la mort.
Il ne s’agit pas du développement de deux espèces étrangères l’une à l’autre mais de deux faces d’une même humanité, tantôt orientée vers le bien, tantôt conditionnée par le mal. Une humanité composée d’individus dans lesquels se livre un combat et où se joue psychologiquement en chacun le drame primordial de la rivalité entre les deux frères.
Sur le coup, laisse entendre l’auteur, le mal l’emporte. Caïn semble le plus fort. Abel est désavantagé parce qu’il a choisi de prioriser les valeurs de la vie plutôt que celles de la matière. Mais à la fin, le bien finit par triompher sans qu’il ait eu à répondre à l’agressivité par l’agressivité. Car le mal se détruit de lui-même — c’est l’histoire du déluge — comme une inévitable conséquence de la multiplication des actes d’agression contre la vie.
— Le meurtre du frère implique donc le choix de la matérialité au détriment de la spiritualité, l’appropriation de biens extérieurs plutôt que la jouissance de la vie intérieure ! J’imagine que c’est en cela qu’il constitue l’archétype de tous les péchés personnels perpétrés dans l’humanité.
— Effectivement ! Ici, la matière se substitue à la vie. La qualité de la vie se trouve ainsi artificiellement reliée à l’esprit de possession. L’objet est traité comme un instrument qui procure l’illusion de vivre davantage, une arme qui est garante de la vie pour soi, la vie égocentrique. L’objet devient ainsi une idole qui usurpe, dans l’intériorité, la place du centre d’attraction vital, le PERPÉTUEL PRÉSENT DE L’ÊTRE AU SOMMET DE LA COURBE ASCENDANTE DE LA SUBSTANCE VIVANTE.
On peut voir un écho de cette substitution dans notre société de consommation toute vouée au contrôle et à l’acquisition de biens matériels dans le vide pratiquement total des valeurs de vie. Plus encore, dans le fait que le progrès apparaît ici lié à l’agressivité guerrière des sociétés entre elles.
Un paradigme de la civilisation actuelle veut en effet que l’acquisition des connaissances objectives soit inévitablement tributaire du pouvoir de dominer et de tuer l’ennemi. Les sciences modernes, par l’invention d’engins de plus en plus destructeurs, illustrent dramatiquement cette utilisation des connaissances positives comme fer de lance dans les stratégies militaires pour gagner la guerre afin de conquérir ou maintenir des possessions terrestres.
Mais cette utilisation négative des sciences n’est nullement contraignante ni obligatoire. En ce sens qu’elle ne remet pas en cause la légitimité de la connaissance objective. Elle découle plutôt du contexte dans lequel le progrès technologique s’effectue.
Pour obtenir les moyens nécessaires à leurs recherches, les scientifiques dépendent le plus souvent d’hommes politiques qui orientent leurs travaux en vue de l’agression ou de la défense des sociétés qu’ils dirigent. Ainsi s’est perpétué le geste criminel de Caïn contre Abel et s’est transmise dans les sociétés de tous les temps la haine qu’il garde en réserve pour la descendance de Seth.
Résumé par Gemini (IA)
Le crime de Caïn représente un archétype puissant des péchés personnels, ancré dans le choix de la matérialité au détriment de la spiritualité. Voici une analyse plus approfondie :
Le crime de Caïn comme archétype
- Substitution de la matière à la vie :
- Caïn, en tuant Abel, substitue la possession matérielle (les « produits du sol ») à la valeur de la vie humaine.
- Il cherche à s’approprier la vie qu’il perçoit chez Abel, mais il ne récolte que le vide et le remords.
- L’objet comme idole :
- L’objet (l’arme du crime) devient un instrument d’illusion, promettant la vie mais ne procurant que la mort.
- Il usurpe la place de la source véritable de la vie, le « PERPÉTUEL PRÉSENT DE L’ÊTRE AU SOMMET DE LA COURBE ASCENDANTE DE LA SUBSTANCE VIVANTE ».
- Écho dans la société moderne :
- La société de consommation, axée sur l’acquisition matérielle, reflète cette substitution.
- Le lien entre progrès et agressivité guerrière perpétue le schéma caïnite.
Nuances importantes
- Liberté de choix :
- Le crime de Caïn n’est pas une fatalité, mais un choix libre.
- L’humanité n’est pas déterminée génétiquement au mal, mais influencée par des héritages culturels.
- Neutralité de l’outil :
- L’outil en lui-même n’est ni bon ni mauvais.
- C’est l’intention de l’utilisateur qui détermine sa valeur morale.
- Contexte socio-politique :
- L’utilisation négative des sciences découle souvent de contextes politiques, où la recherche est orientée vers la guerre et la domination.
- Le texte de la genèse cherche a expliquer que l’homme a un libre arbitre, et que la recherche de la connaissance, et sa déclinaison technologique, n’est pas un mal en soit, mais que c’est l’utilisation qui en est faite qui est le facteur déterminant.
En résumé
Le récit de Caïn et Abel offre une réflexion profonde sur la nature du péché, la liberté humaine et les dangers de la matérialité. Il nous invite à examiner nos propres choix et à nous interroger sur la place que nous accordons aux valeurs spirituelles dans nos vies.
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Une réponse à “28- D’Adam à Caïn”
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La distinction faite ici entre le péché d’Adam et celui de Caïn, à ce qu’il me semble, pourrait servir de critère pour discerner entre deux catégories de péchés : ceux qui concernent la vie intérieure et ceux qui affectent la réalité extérieure ? Le premier péché ferait obstacle au dynamisme vertical de la substance vivante tandis que le deuxième entraverait son développement horizontal. L’un affecterait la conscience par rapport à la Source vitale cependant que l’autre constituerait une injustice dans la société et une agression contre la vie. En définitive, la relation à Dieu d’une part et, d’autre part, l’ordre originel de la création.
À partir de cette distinction, pourrait-on juger de la gravité relative des actes commis dans l’un ou l’autre de ces axes ? En d’autres mots, les péchés qui affectent l’intériorité humaine seraient-ils de moindre gravité du fait qu’ils ne semblent pas avoir d’effets dans la réalité visible ? Il semble que non.
Dans son ultime profondeur, l’axe du péché intérieur peut mener au « péché qui ne sera pas pardonné », celui contre l’Esprit. Dans l’axe extérieur, le meurtre du frère humain dont l’effet est également irrémédiable, pourra lui, être pardonné.
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