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22- Le problème de la souffrance

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Ève : Je ne dirai pas comme dans la chanson de Vigneault « c’est votre tour de vous laisser parler d’amour ». Plutôt, c’est à mon tour de contester les avancées de votre recherche. Du moins, si je comprends bien le rôle que vous m’attribuez dans le prolongement de vos discussions avec Christian et Albert. Mais sachez au départ que je ne suis guère douée pour la contradiction et que je risque fort d’être pour vous une bien piètre émule.

— Que dites-vous là, chère amie ! La collaboration que je sollicite de votre part laisse toute la place à l’expression de votre désaccord ou de vos doutes autour de mes énoncés. J’ai besoin de vous pour me compléter et m’entraîner là où je n’irais sans doute pas de moi-même. Soyez assurée que vous possédez tout ce qu’il faut pour nous permettre de poursuivre ensemble la démarche déjà enclenchée de saisissement du RÉEL. Nous avons sommairement parcouru la trajectoire de l’évolution biologique dans la perspective des connaissances objectives. Nous en arrivons maintenant à l’exploration du volet intérieur de la réalité. Votre contribution s’avérera très précieuse.

Ne vous effrayez donc pas ! Nous ne nous embarrasserons pas de termes ronflants ni de langage hermétique. Nous demeurerons nous-mêmes. La vérité que nous cherchons simplement avec les pauvres moyens dont nous disposons, c’est le RÉEL, n’est-ce pas ? Et la réalité est simple. Nous y sommes plongés comme des poissons dans l’eau.

Dites-moi, y a-t-il autre chose que le RÉEL ? Peut-il exister des réalités qui soient vraies mais qui ne seraient pas réelles ? Ou l’inverse, des choses réelles qui ne seraient pas vraies ?

— Tout dépend de ce que vous mettez dans ce réel. Je n’éprouve aucune difficulté à admettre que tout ce qui est réel soit vrai et, inversement, que tout ce qui est vrai soit réel. À cette condition-ci, toutefois, que le réel dont nous parlons ne se limite pas au visible, qu’il ne soit pas cantonné exclusivement dans les réalités extérieures mais intègre le cumul des expériences subjectives d’une existence, ce qui est vécu et constitue l’intériorité des personnes. Une dimension que la plupart des hommes rationnels comme vous, au nom de l’objectivité, évacuent de leur perception de la réalité tandis que les femmes s’y sentent à l’aise comme dans leur milieu naturel.

— Voilà précisément ce que je vous demande de me rappeler tout au cours de notre démarche. Lorsque je m’égarerai dans les labyrinthes inextricables de l’objectivité, lorsque que j’aurai échappé le fil conducteur de la vie, ramenez-moi au monde intérieur où je pourrai en quelque sorte toucher à l’invisible. Vous me permettrez ainsi de demeurer branché au RÉEL.

Le RÉEL est prégnant de réalités intangibles, n’est-ce pas ? Il est traversé de toutes parts par ce qui n’a ni poids, ni volume, ni mesure. Mais pour qui sait regarder le RÉEL en face, paradoxalement, l’invisible crève les yeux.

Par exemple, le sentiment d’amour que j’éprouve pour vous n’est pas visible, n’est-ce pas ? Et pourtant, il est très, très réel. Tant que je n’aurai pas posé sur vous un regard tendre, tant que je n’aurai pas osé de geste pour extérioriser mon affection, qui pourrait savoir que je vous aime ? Pour qu’une personne puisse détecter mon inclination, il faudrait qu’elle soit devineresse. C’est-à-dire qu’elle devrait être en possession de la faculté de percevoir, au-delà des apparences, l’intérieur de ma personne !

D’autre part, l’amour en moi peut être actif. C’est-à-dire qu’il a le pouvoir de modifier la réalité objective en inspirant des actes. On se doit donc d’en tenir compte doublement dans la saisie du réel.

— Votre déclaration d’amour me semble quelque peu audacieuse…

— Mon amour n’est pas exclusif à votre personne. Il s’éprend universellement de tous les êtres qui existent. Mais si je ne vous aimais pas déjà, pourrais-je me lancer avec vous dans la recherche de la vérité ?

L’amour est essentiel. Il n’existe pas de réel sans la vie et il n’existe pas de vie sans amour. Tant que nous adoptons une attitude bienveillante et amicale, l’un par rapport à l’autre, nous demeurons branchés sur la dimension vitale. Comme la plupart des humains, je suis un grand distrait pour les choses de la vie. L’amour me préservera de la séduction des choses extérieures. Il replongera mon esprit dans sa source en même temps qu’il me propulsera à votre rencontre. Il me projettera dans le monde visible sans me faire lâcher prise du monde invisible. Il mariera dans son étreinte l’intériorité et l’extériorité. Et il produira un fruit savoureux : il engendrera pour nous le RÉEL.

— Puisqu’il vous est nécessaire de libérer votre lyrisme pour vous disposer à accueillir la vérité de la vie, j’accepte d’être le réceptacle de votre ferveur. Mais sachez que vous prenez un bien grand risque. Je suis parcourue d’aspérités qui vous transperceront le cœur.

— Je sais ! L’amour a déjà creusé son stigmate dans mon âme. Mais j’en paierai encore le prix. Encore et encore ! Car l’amour unifie tout, réconcilie tout ! Il n’est pas d’amour, fût-il impossible, qui ne se meuve en vérité universelle. Je donnerai donc tout ce que je peux pour saisir le RÉEL par l’amour. Ou ne s’agirait-il pas plutôt d’être saisi ? Il n’y a pas d’amour sans don. Et le don reçu réclame des preuves. Plutôt, des épreuves parfois douloureuses.

— Votre ferveur me touche ! Je sais aussi d’expérience que l’amour semble entrelacé à une forme ou l’autre de souffrance.

— Que voilà une route difficile ! Je veux parler du chemin parcouru par la vie. En prenant du recul, l’on peut observer que la substance vivante s’est frayé un pénible chemin en se blessant parfois aux aspérités de la matière. Particulièrement au troisième étage de la Maison de la vie, celui où l’humanité se développe, la souffrance est une compagne du périple ascendant vers la source. Dans l’humanité, le progrès de la vie passe par la fragilité et la vulnérabilité.

— Pourquoi ? Pourquoi cette indésirable mais incontournable condition douloureuse traverse-t-elle l’humanité à chacun de ses crans de progrès ?

— C’est une bien grande question ! Vue d’un point de vue tout extérieur, la souffrance peut être considérée comme un effet de tout ce qui contrarie le dynamisme vital, et, à un degré ultime, un effet du mal suprême de la mort. Elle résulterait de ce qui s’oppose au vouloir vivre buriné dans les organismes. De plus, elle ferait suite, au niveau humain, à ce qui peut se définir comme le mal moral. Soit, cette tension négative, que j’ai évoquée lors de mes entretiens avec Albert, qui entraîne les organismes sur la voie de la régression et de la matérialisation. La souffrance et le mal moral semblent, en effet, intimement liés.

— Mais un tel constat épuise-t-il toutes les conditions douloureuses dans lesquelles se débattent les organismes tout au cours de la montée des vivants dans notre monde terrestre ?

— Il y a là un mystère auquel nous devrons nous mesurer à chaque détour de notre recherche. Nous aurons à l’affronter sous plusieurs angles. Mais le côtoyer par diverses approches ne garantira pas la pénétration de cette énigme même si son abordage périphérique pourra grandement nous disposer à accepter le côté douloureux de notre condition humaine.

— Si nous ne pouvons prétendre exposer ce mystère, du moins pouvons-nous approcher de sa signification par la contemplation de l’homme qui, dans notre histoire, l’a étreint de tout son être. Que Jésus ait eu à boire jusqu’à la lie la coupe de la souffrance pour assumer sa mission n’est-il pas significatif ?

— Le bond qualitatif de la vie qui a effectué le passage du troisième au quatrième palier de la Maison de la vie au travers de la terrible épreuve de la croix révèle en effet quelque chose d’ignoré et de méconnu dans la structure de la réalité. Très chère amie, vous nous amenez d’emblée au cœur d’une cruciale réflexion. On aura beau tout inventorier de notre monde, on pourra tout expliquer par les sciences positives, on pourra explorer le cosmos et parvenir aux galaxies les plus lointaines, si on n’a pas tenu compte du fait de la souffrance dans le monde, on n’aura pas encore commencé à comprendre le RÉEL. Le fait de la souffrance est une incontournable clef d’accès à la réalité. On ne peut passer à côté de ce fait en faisant semblant de rien et sans en tenir compte.

— Mais encore une fois, pourquoi la souffrance ? D’où vient-elle ? Pourquoi faut-il souffrir ? Un monde sans souffrance ne serait-il pas possible ?

— La question qui vous brûle, en définitive, n’est-ce pas de savoir pourquoi Dieu aurait créé un univers où la souffrance est non seulement permise mais semble nécessaire ? Je n’aurai pas la prétention de résoudre ce problème. La réponse à ce questionnement fondamental demeurera toujours, je pense, de l’ordre du mystère. Ce qui ne veut pas dire que nous n’en puissions rien dire.

Observons d’abord que la réalité de la souffrance n’est pas universelle. En ce sens qu’elle n’affecte pas tout ce qui existe. La matière ne souffre pas. Les objets exclusivement matériels n’éprouvent pas de douleur. Le cosmos, dans son étendue incommensurable, ne souffre pas, même s’il s’y produit des chocs d’envergure galactique, des déflagrations immenses, de violents processus.

D’autre part, les plantes, les arbres, les fleurs ne connaissent pas la douleur. L’herbe que le ruminant broute ne ressent rien. L’arbre que le bûcheron abat n’éprouve pas l’angoissante sensation de mourir. Les organismes du règne végétal sans exception ne peuvent pas expérimenter la douleur dans le sens où nous la percevons. Car leurs structures ne possèdent pas ce qu’il faut pour l’éprouver. Ils ne sont pas dotés de cellules nerveuses capables de transmettre le message de la douleur à la centrale de perception de la réalité extérieure qu’est le cerveau. Puisque le règne végétal a subi une évolution sans douleur, il s’ensuit que la substance vivante ne peut être tenue responsable de l’introduction de la souffrance dans la réalité. Elle ne peut en être la cause.

L’expérience de la douleur physique est réservée exclusivement aux organismes ouverts sur le milieu environnemental. Donc, aux vivants mobiles du règne animal. L’intensité de cette expérience est liée au développement des sens et, en corollaire, au degré de conscience. La douleur ressentie par le ver de terre piétiné sur la chaussée ne se compare pas à celle qu’éprouve le chimpanzé torturé dans un laboratoire pour des fins médicales. Le premier ne sait pas ce qui lui arrive tandis que le second en est très conscient.

Nous l’avons déjà établi avec Albert : plus le contact avec le milieu est efficace, plus l’organisme est conscient. Et donc, plus il est susceptible de souffrir. Car à la souffrance physique se greffe, particulièrement dans le cas de l’être humain, la souffrance psychique intérieure.

— Les sens seraient-ils la cause de la souffrance ?

— Les sens sont des organes de communication avec l’environnement. Ils sont développés par la substance vivante pour desservir la mobilité des organismes contraints de rechercher de la nourriture pour leur survie. Le végétal n’a pas besoin de sens parce qu’il est stable. Il est enraciné dans le sol dont il tire les nutriments nécessaires à sa croissance.

Au contraire, l’animal doit se déplacer pour se nourrir et s’adapter aux changements qui se produisent dans l’environnement. Conséquemment, il doit développer des sens de plus en plus perfectionnés pour exercer un contrôle efficace sur son habitat.

Le premier et le plus fondamental de tous les sens est le contact direct, que l’on désigne habituellement comme le toucher. Ce sens fait que tout le corps de l’organisme possède une sensibilité qui lui fait percevoir ce qu’il touche ou côtoie, grâce à un grand nombre de cellules nerveuses, et d’en éprouver des sensations agréables ou irritantes.

Les sens procurent le plaisir ou la douleur selon que les circonstances sont positives ou négatives du point de vue de l’intérêt et des besoins de l’organisme. La douleur, dans ce contexte, protège l’organisme contre les dangers qui menacent sa survie en jouant le rôle d’avertisseur. Elle est un cri d’alarme. Elle oblige l’animal à renoncer aux comportements nuisibles et à repousser les agressions de toutes sortes.

D’autre part, la douleur qu’éprouve l’animal blessé le contraint à l’inactivité. Cet état statique procure à son corps la possibilité de concentrer toutes ses énergies pour colmater les brèches et guérir les lésions qui risquent de lui être fatales. Dans ces cas, on peut dire que la souffrance est au service de la vie. Elle est utile. Elle joue un rôle défensif de l’unité vitale de l’organisme.

En bout d’analyse, la cause profonde de la souffrance physique ne tient pas tant des sens que de l’obligation dans laquelle se trouve un organisme d’être mobile pour assurer activement la survie dans le monde extérieur, là où il risque de rencontrer des obstacles et de se confronter à des prédateurs. La sensibilité est une conséquence incontournable d’une structure biologique mobile.

— Ne pourrait-il pas exister un monde où des organismes mobiles n’expérimenteraient pas la souffrance ?

— Peut-être. Mais ce ne serait pas le nôtre. Il faudrait qu’il soit structuré sur un autre fondement que notre réalité. Un tel monde serait assurément statique. Il n’aurait pas besoin d’évoluer. Il devrait être achevé et parvenu à un état d’épanouissement, de parfait équilibre.

L’univers est la seule réalité que nous puissions connaître. Or, cet univers évolue. Il accomplit une trajectoire vers une certaine destination. Pour des organismes mobiles en quête de survie et d’épanouissement, ce parcours évolutif constitue, en corollaire, une ouverture à la douleur. La mobilité commande une réceptivité et une sensibilité aux chocs inévitables d’un monde en mouvement. Tant qu’il y aura dans le monde extérieur des réalités autonomes, des organismes mobiles qui poursuivent leur propre parcours, il y aura des conflits de trajectoire. Et tant qu’il y aura des accidents, il y aura conséquemment des victimes, des êtres qui souffrent.

— Je conçois bien que le monde soit dans un état d’instabilité. Le fait qu’il se présente sous l’angle de l’évolution implique qu’il est en transition. Le monde n’a pas fini de naître, si vous me permettez l’image.

— Votre allusion à une naissance, très chère, est fort parlante pour notre propos. Jésus a aussi utilisé cette image pour décrire la mouvance de notre monde. Dans le contexte de son discours eschatologique où il décrit les épreuves que devra subir notre planète avant son retour, il déclare : « Tout cela ne fera que commencer les douleurs de l’enfantement » (Mt 24, 8). Et ailleurs, il précise de quel enfant il s’agit.

La femme, sur le point d’accoucher, s’attriste parce que son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu’un homme soit venu au monde. Vous aussi, maintenant vous voilà tristes ; mais je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie (Jn 16, 21-22).

Notons que Jésus compare ici la tristesse des disciples la veille de sa mort aux douleurs de la femme qui accouche et la joie qu’elle éprouve après l’accouchement à celle des disciples à son retour d’entre les morts. L’enfant qui est né et provoque cette jubilation, c’est donc lui-même, le Fils de l’homme, le Ressuscité qui a vaincu la souffrance et la mort.

En ce qui concerne l’enfantement du monde, l’apôtre Paul est tout aussi explicite : « Nous le savons, en effet, toute la création à ce jour gémit en travail d’enfantement » (Rm 8, 22). « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu » (2 Co 8, 19). Il est assez remarquable que les trois passages cités, évoquent le côté douloureux de cette transition. La création « gémit », elle est dans « les douleurs de l’enfantement », elle oubliera ses « douleurs ».

— Donc, notre monde transite. Mais vers quoi ? Où conduit ce passage qu’il traverse ? On peut facilement recourir à des réponses religieuses à cette question. Mais qu’en est-il pour le point de vue objectif ?

— Cette instabilité actuelle de notre monde manifeste une aspiration à la stabilité et à l’homogénéité originelle. La substance vivante se souvient de sa source. Elle est marquée par une sorte de “nostalgie” de son origine. C’est pourquoi elle tend, au travers des organismes mobiles, à s’aboucher à l’énergie primordiale qui donne forme à toutes choses. Sur cette route ascendante, notre monde souffre de la violence de son aspiration. Tant que la substance vivante n’aura pas coïncidé avec une structure établie en permanence dans la stabilité de l’ÊTRE, la souffrance demeurera une composante consécutive du processus évolutif.

Mieux encore, la souffrance est un outil grâce auquel la substance vivante peut pousser des espèces autonomes et mobiles à se transformer en se tendant dans l’axe vertical de croissance. Elle les incite ainsi à se servir de la souffrance comme d’un tremplin pour se hausser au-dessus des conditions éprouvantes vécues dans l’axe de l’horizontalité. Un contexte caractérisé par la lutte pour la survie et le combat, souvent cruel, pour la conquête d’une position avantageuse dans le milieu environnemental.

— La souffrance serait donc nécessaire ? Cette opinion n’entre-t-elle pas en conflit avec la Bible ? Les Écritures expliquent la souffrance par la faute originelle et non comme une conséquence structurale inhérente à la création.

— Très chère Ève, vous soulevez ici une problématique théologique d’une très grande gravité. Le deuxième récit de la création raconte en effet que le premier homme et la première femme ont eu à subir les conséquences de leur désobéissance à l’interdiction de manger du fruit de l’arbre du bien et du mal. Yahvé a prévenu la femme qu’elle devra enfanter dans les douleurs. Quant à l’homme, il devra désormais gagner sa subsistance de peine et de misère,« à la sueur de ton visage ».

À la femme, il dit : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils » (Gn 3, 16) À l’homme il dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs (v. 17-19).

Dans la foulée de ces constats, soutient l’auteur de la Genèse, nos premiers parents sont chassés d’Éden, où, selon la théologie classique, ils auraient eu accès à l’immortalité et où ils auraient pu poursuivre une vie idyllique dans l’innocence, sans souffrance, à l’abri des malheurs et des catastrophes.

Qu’en est-il maintenant de ce jardin merveilleux planté par Dieu ? Observons d’abord qu’il ne fait pas partie de la réalité que nous pouvons connaître par nos moyens humains, c’est-à-dire par la raison et la recherche objective. Inutile de tenter de localiser le paradis terrestre quelque part au Moyen-Orient ou en Afrique. Si l’Éden avait existé en tant que lieu géographique, les sciences, comme la géologie et la paléontologie, n’auraient pas manqué d’observer une sorte de rupture avant et après l’apparition de l’humanité, dans le continuum des événements, extrêmement violents parfois, qui ont marqué la trajectoire de la vie sur notre planète.

Selon la Genèse d’autre part, les conditions de vie des animaux au sortir de l’acte créateur font contrastes par rapport à celles qui prévalent depuis que le monde est monde. L’auteur du premier récit précise que tous les animaux, incluant l’homme, ont été créés végétariens à l’origine (cf. 1, 29-30 ; 9, 3.3). Or, les sciences positives confirment que les espèces animales — depuis le lointain fondement microscopique des unicellulaires et sur tout le parcours ascendant des multicellulaires — se repaissent copieusement entre elles.

Dans cette réalité qui est la nôtre, donc, la souffrance qui sévit dans le règne animal en raison de la prédation, des maladies et de la mort, précède de milliards d’années l’émergence de l’humanité. Comment alors la désobéissance du premier couple à l’injonction du Créateur, en introduisant supposément la souffrance dans l’univers, aurait-elle pu s’appliquer à la condition animale antérieure à l’arrivée de l’homme ? Le péché originel aurait-il produit rétroactivement les cris de douleurs de la femelle qui met bat ou de la biche broyée sous les crocs du lion ?

De deux choses l’une. Ou bien l’auteur de la Genèse raconte une histoire qui ne tient pas debout ou il se sert d’images pour évoquer un niveau de réalité difficilement cernable par les mots. Si nous options pour la première réaction, nous n’aurions pas besoin d’aller plus loin dans notre lecture avant de nous ranger du côté des sceptiques. Nous raterions alors l’occasion d’accéder au sens véritable du récit biblique. Cette signification demeure cachée du regard superficiel exclusivement attentif à la dimension extérieure de la réalité.

Si donc la faute originelle a pu produire un effet avant d’être commise, c’est qu’elle n’a pas eu lieu dans la ligne horizontale de l’espace et du temps que nous expérimentons. Elle transcende la matérialité. Elle concerne l’axe intérieur du réel. Une dimension inaccessible à la rationalité objective mais à laquelle la foi que l’Écriture sainte, en élevant la conscience au niveau de l’esprit, donne accès au filon noétique authentique de la Parole divine. La Genèse, d’ailleurs, confirme cette interprétation dès le premier verset du deuxième récit de la création.

Au temps où Yahvé Dieu fit le ciel et la terre, il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé car Yahvé Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol (Gn 2, 4b-5).

L’absence de végétation parce que Dieu n’a pas fait pleuvoir et l’absence de l’être humain « pour cultiver le sol », c’est l’image que l’auteur a pu utiliser, dans les limites de son langage, pour camper son récit hors de l’espace et du temps, hors de la matérialité.

— Se pourrait-il que l’auteur, en évoquant la création de l’homme dans l’Éden, ait voulu référer à un autre ordre de réalité objective, à une dimension plus spirituelle, un monde démiurgique en quelque sorte où il aurait été créé immortel et d’où il aurait chuté dans un corps mortel ?

— Certains penseurs ont avancé cette hypothèse pour concilier l’innocence originelle présumée par la Bible et la condition pécheresse de l’humanité présente. Mais cette tentative d’explication devrait être rejetée pour plusieurs raisons.

D’abord, parce qu’elle fait appel à un ordre spirituel inaccessible à notre expérience et que nous ne pouvons pas définir. Une dimension donc que nous ne pouvons pas connaître parce que nous ne pouvons ni la prouver objectivement ni l’expérimenter subjectivement. Cette hypothèse se trouve donc à tomber hors du paradigme que j’ai défini au départ de notre démarche : JE SUIS DANS LE MONDE. JE SUIS pour témoigner de l’axe spirituel du réel, et LE MONDE pour rendre compte de la matérialité.

D’autre part, cette conception jetterait un terrible discrédit sur le corps. Il serait ramené à une sous-production de l’acte créateur, un lieu de réprobation ultimement responsable du mal. Il en découlerait une conception pessimiste aux antipodes du constat essentiellement positif qu’implique la Bible ainsi que l’énoncé JE SUIS DANS LE MONDE. La tristesse et le pessimisme résulteraient de ce que l’un ou l’autre des volets de la réalité serait refusé d’une manière ou d’une autre et rejeté plus ou moins consciemment. Tandis que l’affirmation JE SUIS DANS LE MONDE entraîne l’acceptation exaltante de toute la réalité.

Et c’est précisément ici que se positionne l’auteur du récit de la chute. L’Éden, c’est l’harmonie, les merveilles, la joie d’être. C’est l’heure du jeu, de l’exubérance, de la gratuité. Le Créateur joue à la devinette avec l’homme en faisant surgir toutes sortes de créatures, parfois très bizarres, « pour voir comment celui-ci les appellerait » (Gn 2, 19). Et l’homme au réveil d’un profond sommeil s’exclame de trouver à ses côtés la merveille des merveilles, « l’os de mes os et la chair de ma chair » (v. 23). La conscience d’être de l’homme édénique produit un émerveillement extatique parce qu’elle est enracinée dans la PRÉSENCE, là où Dieu EST, là où la Divinité habite.

La situation devient tout autre après la chute. La conscience d’être s’estompe. Le monde extérieur occupe toute la place. Le sol, dont avait surgi toutes les beautés de la Terre produit maintenant épines et chardons. La mort avec son triste cortège entre en scène. La vie est transmise au prix de peines et de terribles souffrances.

Entre l’Acte créateur et le devenir de la création, un tragique décalage s’est insinué, raconte ainsi l’auteur du mythe. Le Créateur n’est pas responsable de cette distorsion, soutient-il. Cette discordance ressort de l’initiative de la création elle-même. L’humanité à son origine n’a pas su esquiver la déviation, précise-t-il encore.

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Le RÉEL est prégnant de réalités intangibles, n’est-ce pas ? Il est traversé de toutes parts par ce qui n’a ni poids, ni volume, ni mesure. Mais pour qui sait regarder le RÉEL en face, paradoxalement, l’invisible crève les yeux.
On peut observer que la substance vivante s’est frayé un pénible chemin en se blessant parfois aux aspérités de la matière. Particulièrement dans l’humanité, la souffrance est une compagne du périple ascendant vers la source de sorte que le progrès de la vie passe par la fragilité et la vulnérabilité.
Mais pourquoi cette indésirable condition douloureuse traverse-t-elle l’humanité à chacun de ses crans de progrès ?
On aura beau tout inventorier de notre monde, on prétendra tout expliquer par les sciences positives, on pourra explorer le cosmos et parvenir aux galaxies les plus lointaines, si on n’a pas tenu compte du fait de la souffrance dans le monde, on n’aura pas encore commencé à comprendre le RÉEL.
Si nous ne pouvons prétendre exposer le mystère de la souffrance, du moins pouvons-nous approcher de sa signification par la contemplation de l’homme qui, dans notre histoire, l’a étreint de tout son être. Que Jésus ait eu à boire jusqu’à la lie la coupe de la souffrance pour assumer sa mission n’est-il pas significatif ?

2 réponses à “22- Le problème de la souffrance”

  1. On assiste ici à un changement de ton quelque peu déstabilisant. Avec Albert, le discours se voulait rationnel, réservé, retenu. L’entrée en scène d’Ève introduit un élément “émotif” dans la quête de sens. Le dialogue se veut plus intime et l’amour s’y révèle en symbiose avec la souffrance.
    Pourquoi la souffrance ? Le problème est d’abord abordé par le biais biologique. Mais les arguments rationnels n’épuisent pas le questionnement. Persiste l’interrogation lancinante : pourquoi Dieu a-t-il créé un monde dans lequel la souffrance est inévitable ? La question interpelle la foi. Particulièrement le dogme du péché originel.
    Il reste que cette transition sans crier gare entre le discours rationnel et celui de la foi peut être jugée brutale. Elle s’explique en partie du fait que le 22e entretien regroupe deux articles publiés à la suite dans le contexte périodique originel. Le problème de la souffrance y est abordé chacun sous son angle particulier.
    Cela dit, il demeure que ce va et vient entre deux modes de pensée apparemment divergents inaugure une alternance constante des futurs entretiens avec Ève. Il faudra s’y habituer car il y a là la clef d’accès à l’intégration et à l’harmonisation des faces intérieure et extérieure du RÉEL. Cette “dualité positive” de la pensée, c’est le tribut à rendre à la vérité véritablement universlle, c’est-à-dire à la CONSCIENCE UNIFIÉE, qui peut émerger du mariage des deux perspectives.

  2. « L’amour est essentiel. Il n’existe pas de réel sans la vie et il n’existe pas de vie sans amour. » Je suis heureux de trouver ici l’AMOUR en entrée de jeu. Je m’attendais à ce qu’il prenne plus de place à la fin de la section précédente. Car l’évolution biologique y conduit. Ici, notre auteur écrit « il n’existe pas de vie sans amour ». Il faudra voir ce qu’il veut dire. En tout cas, il est clair qu’il y a une unité ontologique chez l’ÊTRE HUMAIN entre vie et amour. La source de vie et la source d’amour qui jaillissent de l’intérieur de l’Homme sont, d’une certaine manière, la seule et même chose.
    Quant à la question de la souffrance, comme notre auteur y fait allusion, elle est bien relative. En général, pour notre part, nous faisons surtout allusion à notre RESSENTI de la souffrance, qui est grandement subjectif. Par contre, la question de la mort, qui fait partie de la souffrance, est, elle, très objective. Et une chose est claire: la mort naît avec la vie. Tant qu’il n’y a pas de vie sur la terre, il n’y a pas de mort. (La « mort des étoiles » étant tout à fait autre chose).
    Dans le prolongement, la souffrance doit, elle aussi, arriver avec « quelque chose ». Elle est le corollaire d’une réalité positive qui survient, comme la mort est le corollaire de la vie qui apparaît.

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